Lettre d'adieu d'un soldat du 299e régiment à sa femme

50 7 5
                                    

Flandres, le 17 août 1917

Mon Amour,

J'ai été très heureux de lire ta dernière lettre. Avoir de tes nouvelles, te lire, c'est comme parvenir à percevoir une petite lueur dans un océan sombre d'horreur. J'ai le sentiment d'entendre ta voix qui me dit "Courage ce n'est plus très long".

Je me rappelle encore de cette matinée, lorsque j'ai reçu l'ordre de mobilisation générale. Le lendemain de notre 2e anniversaire de mariage, oui, le lendemain de cette fougueuse nuit que nous avions passé et qui est encore gravée dans mes souvenirs. Ce matin-ci, nous nous promenions sur la place du marché. Le soleil éclairait les petites taches de rousseur qui parsèment tes pommettes, et la douce brise d'été faisait échapper quelques mèches de ton chignon. En y repensant, je meurs encore d'envie de les remettre en place. C'est à ce moment-là que nous avons vu placardé sur tous les poteaux, les murs et les bâtiments ; cette affiche qui allait bouleverser notre vie. Rien ne serait plus pareil, tu le savais, ton visage soucieux le montrait, je n'en était pas conscient, mais maintenant, je le suis.

Le désespoir, la peur et l'amertume, me consument entièrement depuis maintenant trois ans et demi. La guerre est tout autre que dans mon imagination, que dans notre imagination. Avec mes camarades, nous avons creusé des trous dans la terre qui nous permettent de nous protéger de l'ennemie, mais aussi de les blesser. Nous y dormons, nous y jouons, nos journées entières s'y déroulent. Les rations ne sont pas fameuses, mauvais pain, mauvais vin, mauvaises viandes, tout arrive souvent rassis et de mauvais goût. En été et au printemps la terre sèche nous étouffe, l'hiver mouillé et glacée elle nous ronge les pieds. Nos batailles sont toujours presque identiques, cela commence toujours de la même façon, c'est schématique.

Je scrute constamment l'horizon à l'affût d'une balle perdu, d'un obus, d'une quelconque menace de l'ennemie. Une voix brise le silence...La bataille commence.

On s'extirpent alors courageusement des tranchées, on croit se diriger vers l'ennemie, vers la victoire, mais la réalité est tout autre, c'est vers la mort que nous tendons et nous en sommes conscient. Les fusils s'actionnent blessent des soldats s'en suivent des explosions qui retentissent un peu partout sur le champ de bataille, je vois plusieurs de mes compagnons volés en morceaux, certains s'effondrent suite aux blessures, et d'autres y échappent de justesse tout comme moi. Mais je dois continuer. Cette unique pensée me fait tressaillir, mais pourquoi ? Et surtout jusqu'à quand ? Soudain comme si cela n'était pas assez le son infernal des canons suivi d'une pluie d'obus  se déversent sur nos têtes ; l'horreur, l'atrocité est sans nom. Du sang, des membres, des bouts de chairs, partout éparpillés devant mes yeux, je ne vois plus l'ennemie, je ne vois à présent que du rouge, partout absolument partout. À l'entente des cris et des gémissements une terreur et une angoisse m'envahissent, une douleur infernale me saisit les tripes et me provoquent des crampes au ventre, à quand mon tour ?

Cette fois-ci, c'est différent le schéma se déforme, Marcel le mari d'Élise vient de recevoir un obus en plein visage, je tente de le secourir, mais impossible une autre pluie d'obus se dirigent vers moi mes pieds s'actionnent machinalement, je cours pour y échapper, l'instinct de survie. C'est trop tard un obus vient s'écraser à quelques mètres de moi... Et c'est le trou noir.

Tout cela s'est passé tellement vite, il est décédé aujourd'hui, à l'heure où tu liras cette lettre, sa femme aura déjà probablement reçu la nouvelle, je pense à ses enfants qui devront vivre sans leur père, à sa femme et puis à toi, je regrette d'un côté que l'on n'ait pas pu avoir d'enfant, oui qu'est ce que j'aurais aimé que tu sois la mère de mes enfants ; je nous imagine quelques fois dans cette petite maison qui est la nôtre, nous embrasser, faire l'amour et élever nos enfants qui seraient ton portrait craché cette vie dont je rêve l'aurais-je un jour ? D'un autre côté, je n'aurais pas voulu que tu souffres de la solitude si jamais il devait m'arriver malheur. Alors ce n'est peut-être pas si mal que nous n'en n'ayons pas eu.

Lorsque je me réveille mes premières pensées vont a toi ma petite femme, je suis mort de trouille à l'idée de te laisser seule, seule dans ce monde si foi ni loi. Mes oreilles bourdonnent et me ramènent à la réalité, il faut déjà repartir. C'est comme cela, si je n'ai pas de blessures invalidantes, je ne peux me retirer du combat les généraux l'interdisent. La plupart des soldats ne peuvent plus tenir debout, d'autres marchent recroquevillés en permanence et certains tremblent comme nous ne l'avions jamais vu. Jugés inaptes et inutiles à la guerre, ils sont envoyés à l'asile. Je suis terrifié à cette idée, devenir fou, ne plus pouvoir te voir, te reconnaître, et t'enlacer même une fois sortie de cet enfer. Chaque jour passé loin de toi me fait comprendre un peu plus à quel point j'ai besoin de toi dans ma vie. Je suis rongé par la culpabilité, celle qui m'accuse d'ôter la vie d'un autre être humain. À chaque moment de répit, je tente de me concentrer sur toi, sur ton sourire, tes fossettes, la douceur de ta peau, mon amour, tu ne peux pas savoir à quel point je suis fou de toi, tu es le seul être sur terre qui me permet de garder encore la tête hors de l'eau quand cette cruauté tente de me noyer dans une folie d'horreur.

Cette missive que tu recevras sera certainement contrôlée, des phrases seront sans doute effacées, mais je sais que tu sauras me comprendre parfaitement.

Je te revois sur le palier de notre petite maison en construction avec ta petite robe celle qui épouse parfaitement tes formes, celle que j'aime tant. Je regrette de ne pas avoir pu écouter ce que tu voulais me dire avant que je ne parte. J'espère pouvoir l'écouter un jour.

S'il devait m'arriver quoi que ce soit, j'ai demandé à mes compagnons, si certains survivent, de passer voir si tu ne manquais de rien, je leur ai dit que tu étais téméraire et qu'il fallait insister.

Je suis tellement désolé de t'abandonner dans ce monde sans pitié, à cette vie si cruelle, tu es libre à présent, tu es belle, jeune, intelligente et tellement fascinante, que n'importe quel homme tuerai pour t'avoir. Même si cette idée me déchire le cœur et m'horripile au plus profond de mon être, la solitude que tu ressentiras si tu restes seule, m'est encore plus insupportable.

Ma belle, ma douce,

J'aurais tellement souhaité pouvoir être ton ami, ton amant et ton mari plus longtemps.

Mon amour, ma vie, ma femme,

Si Dieu existe et prévoit réellement une vie après la mort, j'espère que nous pourrons nous retrouver pour continuer cette belle histoire que nous avons commencée.

Tu seras à jamais gravé dans mon cœur Amour.

Ton mari,

Julien.

One shot !Where stories live. Discover now