Les trépas d'amour

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-Condamné à mort! s'écria-t-il.
  -Taisez-vous! lui répondirent sèchement ses bourreaux.
  -Trépasser pour épargner des innocents, où va le monde! 
  -Allez, ça suffit, taisez-vous et avancez! 
  Cela ne servait à rien de s'acharner plus, le sachant, il se tut. Ils marchaient, tous quatre -l'huissier, les deux bourreaux, et lui- sous l'épaisse ramure émeraude qui laissait une douce lueur dorée tamiser leur sentier. Une montée si familière qui paraissait sans fin. Tant de fois il l'avait parcourue, et s'était juré, un an auparavant, de ne pas la faire de nouveau.
  Cependant, il y était forcé cette fois-ci! Mais comment en était-il arrivé à cette extrémité? Qu'avait-il transgressé pour se faire condamner?  
  Au fil de la marche, il raccommoda l'écheveau du temps.  
  Sa vie était en apparence banale. Un gendarme sans grade particulier, qui devait surveiller la populace et emmener au tribunal les criminels. Mais son cœur poussait un cri de révolte quand il voyait la misère dans laquelle se trouvaient forcées de vivre les victimes au lendemain de leur agression. Tant d'innocents qui n'auraient pas trouvé refuge dans la rue ou qui seraient encore en vie si ces malfaiteurs avaient été incarcérés plus tôt! Comment personne ne pouvait s'en offusquer! C'était intolérable! 
  Un jour qu'il patrouillait dans les sombres ruelles de son petit bourg, il vit quelque comportement étrange chez un passant: celui-ci scrutait sans arrêt une jeune marchande, fort belle et joyeuse. Ce jour-là, il n'y fit rien. Mais le lendemain, l'on apprit que la jeune femme avait été enlevée, et l'on ne vit plus aucune trace du suspect. Plusieurs fois, ces impressions que ressentaient Édouard s'étaient réitérées, celles de se retrouver en face d’un criminel et chaque fois, elles n'auraient su s'avérer fausses. Ainsi, environ un mois après le premier soupçon, le jeune gendarme commença à agir en solitaire. Lors de ses inspections, il surveillait chaque âme et si l'une d'elles interpellait son esprit, il l'invitait à se promener dans la muraille boisée qui cerclait son village, et dès lors qu'il était certain que nul ne serait capable de venir les chercher, il immobilisait son compagnon, l'interrogeait -ce qui validait tout le temps le caractère criminel de la personne-, puis le brûlait vif avant d'enterrer les cendres le lendemain. Si par malheur ces restes étaient retrouvés, jamais personne ne se serait douté qu’ils étaient d’origine humaine! Son plan marchait à merveille! Il était le sauveur anonyme! Celui qui éradiquait autant qu'il le pouvait les criminels!  
  Ainsi, cela faisait quelques années que son stratagème fonctionnait; jamais il n'avait été repéré, jamais le moindre soupçon ne fut tourné vers lui. Et cela le faisait rire, oh que oui cela le faisait sourire! Des rumeurs circulaient sur un héros similaire à Robin des Bois qui serait venu les sauver, car quelques fois, les hommes et femmes se sentaient menacés et savaient quand leur agresseur n'était plus. Cependant, ces messes-basses revinrent à l'oreille des criminels, qui cherchèrent, tenaces, leur rival durant de longs temps. En vain.   
  Seulement, un moment, ce n'est pas un ou une inconnue qui fut menacée, mais sa femme. Elle d'habitude si renfermée en public, paraissait trop heureuse. Ce qui, d'après Édouard cachait quelque chose. La belle, qu'avait-t-elle? Il n'aurait pu le deviner en lui demandant, elle ne faisait que taire le secret. 
  Ainsi, il espionna chacun de ses mouvements, épia ses attitudes, surveilla ses fréquentations. Et un jour, il trouva le coupable. Celui qui tourmentait sa bien-aimée, celui dont il désirait désormais le plus la mort! Jamais il ne voulait le revoir, il vivrait heureux avec sa femme jusqu'à leur trépas ! Il ne laisserait personne rompre leur bonheur, eux qui s'aimaient tant! Jouant ainsi son stratagème habituel, il sympathisa rapidement avec l'homme. Puis ils partirent ensemble en forêt. La clairière cachée les attendait, ce lieu qui était devenu l'ultime résidence de tant de mauvais cœurs. Ce jour-là, quelque chose tourmenta Édouard. Son compagnon de marche paraissait trop confiant, trop fier de lui, et paraissait préméditer quelque chose. Mais ces attitudes ne déstabilisèrent pas le jeune homme, peut-être était-ce son comportement habituel après tout.  
  Une heure plus tard, ils arrivèrent dans la trouée baignée de ce soleil aveuglant de fin de printemps. Mais une cruelle surprise l'attendait. Sa femme. Ligotée, à un arbre. Seule, bâillonnée. En larmes. Des ecchymoses, partout sur son corps. Du sang, dégoulinant d'éraflures. Torturée. Elle avait été torturée. Elle avait été torturée et amenée là. Là, dans ce lieu perdu. Là, dans cette chambre mortuaire. Un rire. Un rire dans cette sinistre ambiance. C'était l'agresseur. "Que le bonheur vous accompagne! beugla-t-il". Il bougea, trop rapidement. Il lança, trop énergiquement. Il lança une dague sur sa bien-aimée! Comment osa-t-il rompre une ataraxie, une symbiose d'esprit, un lien qui aurait dû être éternel! Le malheureux, pire provocation n'aurait pu exister! Perdre son âme sœur, perdre sa moitié, c'est mourir une première fois! Et quel lâche, il s'était immédiatement enfui en courant! Édouard resta auprès de sa femme, l'accompagnant dans sa fatale et atroce agonie. Leur dernière embrassade fut souillée par le sang, celui-là, si chaud encore, qui pulsait hélas pour l’ultime fois .Et dire qu’il avait fait vivre leur amour! Un cri de rage, mêlé de désespoir, émana de la gorge d’Édouard. Un hurlement qui figea quelques secondes la vie du bois. Un courroux fatal fut désormais sa seule émotion. Il poursuivit en courant, à une vitesse fulgurante, poussé par l'adrénaline, sa cible. Il ne s'essouffla point, et trente minutes plus tard, il le surprit, et le tua sur le champ avec son arme de service : une balle dans le crâne, une deuxième dans le cœur, puis une dernière dans l'artère fémorale. Un tir pour chaque chose brisée à jamais: leurs âmes liées, leur amour, et son corps. La foule vit ce carnage; et, affolée, elle hurla de tout côté des appels à l'aide. Il ne les entendait pas, tous ces gens ne pouvaient pas comprendre sa meurtrissure! Il était désormais seul au monde, solitaire assoiffé de vengeance. La mort du meurtrier de sa femme ne le satisfit point. Il emporta le cadavre, et remonta, une ultime fois se jura-t-il, le chemin forestier. Il retrouva la clairière et, avec le couteau qui emporta sa femme, il calma sa rage dans le corps de feu l'homme. Puis, comme toutes ses autres victimes, il le brûla. Sa seule déception était de ne pas l'avoir torturé, qu'il l'aurait mérité cet assassin! Le bûcher finit de consummer les derniers lambeaux de chair à l’aurore. Entre temps, Édouard ramena le corps de sa défunte au village, dans une marche funèbre difficile, aveuglé par les sanglots. Arrivé sur le lieu de son dernier crime, il fut instantanément menotté par ses confrères, qui, voyant le corps de la jeune femme, hésitèrent, ne sachant que faire. Ils décidèrent de l'emmener en garde à vue, et de déposer le corps à la morgue, en attendant l'inhumation. Il y passa de nombreuses semaines, ou des mois, il ne savait pas, le temps paraissait ne pas s'écouler là-bas. Puis on vint le chercher un jour, sans rien lui dire, où allait-il, qu'allaient-t-ils lui faire? Il ne le sut que lorsqu’ils parvinrent au tribunal. Puis, ils revinrent le quérir chaque matin. Et tout le temps les mêmes interrogations:"Qu’ avez-vous à vous reprocher, pourquoi avoir tué cet homme ?"Et chaque fois les mêmes réponses : aucuns reproches, et tué car il a torturé sa femme, l'a tué de sang-froid, tandis qu'elle était innocente. Dubitatifs, les juges se contentèrent toutefois de cette réponse durant un temps, puis vinrent d'autres soupçons. Avait-il commis d'autres crimes? Il leur répondait que cela dépendait de leur vision de la notion de crime. Ils précisaient donc leur question en demandant si d'autres cadavres étaient présents dans la forêt. La réponse leur glaçait le sang. Il disait:"Des cadavres, aucuns, des cendres, une multitude.". Ils comprirent que de nombreuses personnes étaient mortes, toutes calcinées, la pire mort qu'il soit, la pire douleur! Le jugement bascula, c'était absurde. Condamné avec circonstances atténuantes pour le meurtre de l'assassin de sa femme, il allait être condamné sévèrement pour ses autres méfaits! Ils ne comprenaient donc pas, malgré les explications, que Édouard avait sauvé la vie d'une grande quantité de personnes honnêtes! Qu'il n'éradiquait que les traîtres! Mais oui, ils n'avaient pas de preuves et ne pourraient pas revenir en arrière dans une condamnation, le gracier pour services rendus à la nation! Non, trop d'honneur à sauvegarder dans ces institutions! Ah, les misérables, ils n'ont donc pas d'esprit ! Ils l'ont finalement condamné à mort! Que d'ironie, tuer pour mourir! 
  Pour eux, c'était cela du moins. La vérité était plutôt de mourir pour avoir sauvé! Ce jugement n'était pas même légal, il avait été envoyé là pour son dernier meurtre, pas pour les autres dont aucun témoignage n'existe, il aurait bien pu se jouer d'eux et endosser le rôle d’un tueur en série! Et ainsi, après quelques dernières semaines de prison, il fût envoyé pour montrer la clairière à un huissier de justice, afin que les enquêteurs examinent le terrain. Il devait être exécuté le lendemain. 
  Ainsi, ils se trouvaient donc à présent dans cette montée aux enfers, celle qui vit les derniers pas de tant de personnes obscures, tant d'âmes perverties par le crime!   Ah mais qu'avait-il fait pour arriver là, marcher, à 34 ans, sur le sillage du trépas? Jamais il ne voulut mener une telle existence. Une quinzaine d'années auparavant, il se mariait avec la flamme qui alluma tous les espoirs dans son cœur! Celle qui lui donna envie de mener une vie paisible! Mais jamais il n’en eut l'occasion, il fit son service militaire et ne put faire les études qu'il enviait. L'armée le garda, l'empêcha de devenir peintre, et il finit dans la gendarmerie de son village natal. Là, tout commença, cette vie monotone. Se lever, patrouiller, dormir. À cela seul se résumaient ses journées. Sa femme était son unique rayon de lumière, sous lequel il avait honte de se montrer. Lui qui lui avait fait miroiter un splendide avenir, il ne put tenir ses promesses. Il voyait que ça l'avait rendu triste. Elle voulait une vie au bord de mer, lui peignant l'écume des vagues au coucher de soleil, elle profitant de l'air parfumé, des fleurs, composant des bouquets exceptionnellement beaux! Ah! Quelle vie auraient-ils pu mener, une extase permanente! Mais ce fichu service militaire, quelle entrave! Quelle perte de temps! Jamais il ne se plut à surveiller le monde! Il voulait être engagé dans une cause, lutter pour un meilleur monde à travers des toiles percutantes! Il dû lutter pour la paix, forcé par son instinct à enlever les scélérats, à instaurer une paisible harmonie sur cette Terre par le meurtre! Tous ces inconnus trépassés sous ses fureurs, jamais il n’eut de remords, alors que tuer quelqu’un, c’est perdre quasiment une part de son humanité! Mais celle qu’il laissait dans l’assassinat, il la récupérait doublement en sauvant des personnes honnêtes! Pourquoi condamner de telles actions alors? Les juges se disaient être au service de la nation en le jugeant, il n’en était rien! Ils restaient dans leur amphithéâtre et n’apprenaient pas à connaître la réalité du monde! Lui, au contraire, était au plus proche de la vie, il côtoyait le quotidien des miséreux! Ainsi, aucun magistrat ne saurait être lucide face à cette situation! C’était un brave! Un paladin!
  Malheureusement, ces actes héroïques furent cause de sa perte, et celle de sa femme. Il les regrettait pour cela, mais les approuvait pour ceux qu'il avait rendus heureux. Mais jamais ils ne purent être libres dans leur idylle, jamais ils ne furent libres d'être les plus heureux! Que de regrets; que de regrets de n'avoir vécu leur paradis! Et là, il la rejoignait, honteux de ne l'avoir sauvée! À 30 ans elle avait périt, ce n'est pas le sort que mérite une jeune femme! Ah, ces bourreaux derrière lui, ils souillaient cette rayonnante forêt de leurs expirations, de leurs pas, ils écrasaient les fleurs, ne respectaient pas Mère nature! Ils n'appréciaient pas ce tapis vermeil, ces feuilles translucides, ces couleurs chatoyantes !     
  Sur le bord du chemin, il vit les pétales favoris de sa bien-aimée. Il se pencha pour la cueillir, cette magnifique aster! Que de couleurs profondes! Hypnotisantes! Au moment de la ramasser, une brusque rafale de vent s'engouffra dans ses pores, c'était ce vent rafraîchissant qui vous fait vous sentir léger! Celui qui apporte un bien-être considérable! Après l'atmosphère plombante du sous-bois, il se sentit soudain revivre, lui qui était mort depuis les funestes temps de l’assassinat. La fleur dans la main, il continua sa progression...mais ses bourreaux firent demi-tour, l'arme au poing, le laissant devenir libre! Il continua sa marche, mais au moment où il aperçut la clairière, il détourna son chemin et continua de monter. Encore et encore, il grimpa, poussé par une motivation inconnue. Il ne se fatiguait pas, léger comme l'air, ses pas s'enchaînaient à une vitesse surprenante, comme s'il survolait le sol! Il arriva au pied d'un col, le remonta en point de temps. Il parcourait ce sentier envahit d’une béatitude inouïe. Il grimpait au plus proche de l’empyrée, cette infinie entité qui domine le monde! Quelques temps plus tard, le sommet de la montagne s'offrit à sa vue. Il y courut, il voulait voir l’époustouflant spectacle que l’horizon donnait! Il s'arrêta net en arrivant à ce pic. Là se trouvait une personne, alors que cet endroit était d'habitude vide de monde. 
  Mais ce jour, sa femme l'attendait, souriante, pleine d'énergie. Elle était là, lumineuse, amoureuse! Il la retrouvait! Ses bourreaux l'avaient lâché! Il la prit dans ses bras, sentant à nouveau ce contact disparu depuis presque une année. Leurs lèvres se retrouvèrent comme si jamais elles ne s'étaient perdues, leur lien ne s'était pas défait, toujours puissant, il était là! Ah, quelles belles retrouvailles, surplombant le lac, eux qui ont vaincu leurs malheurs! Désormais, ils dominaient le monde! Ils se jouaient de ces misérables qui se terraient au plus proche du sol! Ils touchaient l’azur céleste, ils voyaient tout, les étendues de pins, l’immense lac de nacre, plus rien n’avait de secrets pour eux, ils avaient déjoué le destin! Ils pourraient enfin s'aimer durant l'éternité! Plus aucune entrave ne les gênerait! Il suffisait de voyager une ultime fois! S’éloigner de ces fantômes qui hantent la nature!  Ils achevèrent donc leur passage dans leur nouvelle existence, ils sautèrent de l'immense falaise et s'envolèrent dans leur embrassade, rejoignant ainsi l'infinie étendue de la liberté ! 

Le salut de l'AmourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant