Fais Moi Un Sandwich

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    - « Où est mon sandwich ?! » hurla le vieil homme.
    Le calme de la maison venait d'être rompu, seule la télévision cathodique diffusant un combat de boxe animait le silence de l'endroit. Marcy accourut, une assiette à la main contenant la demande de son mari. 
    - « Le voici mon chéri, juste comme tu l'aimes. » annonça-t-elle en pénétrant dans le salon. Sa voix était craintive tout comme son attitude. C'était une vieille femme plutôt bien conservée malgré les cernes de dix pieds de long et ses cheveux grisonnants. Habillée de vêtements amples, gris eux aussi, elle semblait flotter lorsqu'elle apporta le sandwich de l'homme. Ce dernier, assis sur le divan rayé depuis plusieurs heures, le front marqué par ses froncements de sourcils, saisit le casse-croute sans quitter l'écran du regard. La lumière qu'émanait le rectangle noir et blanc se reflétait dans ses yeux, lui donnant un air de dément. Il engloutit son repas en quelques bouchées, mâchant bruyamment, sans dire un mot ni même jeter un œil à sa femme. Il dévorait la denrée qui s'émiettait dans sa moustache blanche et tombait dans les plis de son débardeur taché, en mastiquant tellement fort qu'il en masquait le son de la télévision. Marcy le regarda commencer à avaler goulument ce qu'elle avait préparé et marcha rapidement et sans bruit dans la chambre, ne voulant pas déranger son mari. Au fond de la pièce, sur la gauche, elle avait aménagé un petit espace dans sa penderie juste en dessous des affaires qui pendaient. C'était une sorte de minuscule bureau où elle pouvait s'amuser à tricoter et coudre. Les bobines de fil et les tissus multicolores jonchaient la planche qui constituait son espace de travail. Elle reprit alors le tricot d'un pull gris en laine. Cela faisait quelques années qu'elle avait commencé à tricoter et maintenant, les aiguilles bougeaient de manière rapide et fluide entre ses doigts et autour du tissu. Elle souriait, laissant entrevoir des pommettes creuses et des rides sur ses joues, elle aimait coudre. Elle aimait avoir un moment de tranquillité, de calme et tricoter lui permettait de se détendre. La petite lampe de bureau éclairait ses doigts vieux mais souples.
    À peine eut-elle repris son activité qu'elle entendit :
    - « MARCY ! Fais moi un autre sandwich ! »
    Il avait crié si fort et si soudainement son nom qu'elle se coupa avec les ciseaux. Son doigt saignait, mais elle n'avait pas le temps de s'en occuper. Elle le porta à sa bouche et se dirigea vers la cuisine. Une fois arrivée, elle ressortit la mayonnaise et le salami du frigo, les déposa sur le petit bar à côté de l'évier et alluma la lumière. Elle posa des tranches de pain de mie, sortit un couteau à beurre et le plongea dans le pot de graisse pour l'étaler sur le futur sandwich. La crème jaune luisait sous les vieilles lampes poussiéreuses de la cuisine. Elle se dépêcha, agacée par les demandes constantes de son mari. Alors qu'elle saisissait une tranche de salami, la voix lui hurla :
    - « Allez ! Dépêche-toi putain ! » Cela la fit encore une fois sursauter et elle faillit lâcher la viande sur le sol. La vieille femme bouillonnait intérieurement, elle lui aurait bien dit d'aller se faire voir. Son doigt continuait de saigner mais moins abondamment, elle voulait le recouvrir d'un sparadrap mais n'en avait pas le temps. En regardant du côté de l'évier, elle vit que des assiettes et couverts étaient encore sales de sauce et de graisse ; elle n'avait toujours pas prit le temps de les laver. Ses yeux furent attirés par le produit vaisselle, posé là, en évidence, jaune et luisant. Pris d'un élan d'agacement, elle le prit et en versa un long filet jaune sur la tranche fraichement déposée. Elle recouvrit le sandwich, le mit dans une assiette, traversa le couloir et se dirigea vers le salon. En y pénétrant, elle découvrit la même scène que quelques minutes plus tôt : un vieil homme quasiment chauve assis de manière fainéante sur le canapé, observant attentivement un combat sportif. Des vêtements formaient un tas sur le fauteuil en cuir et étaient répandus jusqu'au sol de moquette. Ça aussi, c'était à laver plus tard. Elle avança prudemment vers lui, le sandwich à la main. Quand elle lui tendit, il le prit, toujours sans la regarder et lâcha :
    - « Ça t'as pris beaucoup de temps. »
    Son agacement laissa sa place à du mépris mais la peur de ce qu'elle venait de faire prenait le dessus. Elle le regarda porter le sandwich à sa bouche pour finir par l'engloutir rapidement morceau par morceau. Elle reculait sans le quitter des yeux, lentement. Mais rien ne se passa. Il continuait à avaler son met de la même manière, salissant de nouveau sa moustache et le divan, ses yeux brillant face à la lumière des pixels. La femme était sidérée, elle se demandait si elle était devenue folle. C'est quand elle rencontra le mur derrière elle à force de reculer qu'elle reprit ses esprits et arrêta de le fixer. Un peu chamboulée par ce qui venait de se passer, elle retourna de nouveau dans la chambre pour s'adonner à ses plaisirs couturiers. La vieille femme reprit ses aiguilles et entreprit de finir la manche de son pull. Elle ne l'avait pas fini depuis qu'elle s'était mise dessus il y avait au moins une heure. Alors, la voix recommença :
    - « Marcy ! Fais moi un sandwich ! »
    Elle s'arrêta, frustrée encore une fois, et lâcha brutalement ses outils de couture avec un bruit sec sur le bois de la planche. La femme se releva, plus vite celle fois-ci et marcha, toujours plus vite et plus agacée que jamais, ses pantoufles grises frottant rapidement contre la moquette. Elle n'eut même plus besoin de ressortir les ingrédients du frigo puisque trop hébétée pour se souvenir de les ranger les minutes précédentes. Elle ordonnait chacun de ses gestes avec impatience. Le pain de mie fut claqué sur le bar, le couteau coupait l'air à grande vitesse et se retrouva planté dans le pot de mayonnaise. Elle étala rapidement mais toujours avec un certain soin, puis elle mit une énième tranche de salami. Juste quand la viande froide toucha le pain beurré, la voix devenue insupportable et irritante reprit la tourmente de la jeune femme :
    - « Marcy ! Quelle partie de "sandwich" tu ne comprends pas ?! »
Elle soupira, le regard noir plongé vers le carrelage de l'ancienne cuisine, carrelage qu'elle seule lavait dans une cuisine où elle seule mettait les pieds, uniquement pour servir son mari. La vieille femme fatiguée repensa à ce qu'elle avait fait approximativement cinq minutes plus tôt et ses yeux se tournèrent cette fois-ci non pas vers le liquide vaisselle, mais plus bas, proche du carrelage propre. Elle pointait du regard la litière de leur chat, qu'il était grand temps de changer, pendant que la voix vociférait :
    - « Ne peux-tu pas faire une putain de chose correctement !? »
    Il ne lui fallut même pas cinq secondes pour agir, poussée par sa colère qui grandissait. Elle attrapa un nouveau couteau ainsi qu'une fourchette dans le tiroir du meuble sous la gazinière, et se dirigea d'un pas vif vers le tas d'excréments. Les petits cadeaux du félin dégageaient une puanteur abominable, sûrement due au temps qu'avaient passé les déjections dans le tas de sable. Ce dernier était d'ailleurs d'un aspect vieux et pourri avec sa couleur verdâtre, témoin du temps qu'il avait vécu dans le bac, propriété du chat. La vieille femme grimaça de dégout et arrêta de respirer pour prendre délicatement un beau morceau. Elle piqua une crotte avec les dents de l'outil et mis le couteau dessous pour éviter que celle-ci ne tombe, puis elle retourna au dessus de sa préparation. L'étron miniature se déposa sur la nouvelle tranche de salami poussée par le couteau de la vieille femme, anomalie noirâtre dans les couleurs fades du sandwich. Elle dut appuyer sur le deuxième morceau de pain pour qu'elle ne penche pas sous l'effet de rondeur de la petite perle brune. Elle n'eut pas le temps de réaliser ce qu'elle venait de faire et marcha d'une manière toute aussi rapide et impatiente vers le salon, sans prendre la peine de refermer le pot de sauce, toujours brillant sous les lumières et désormais seul colocataire de la cuisine avec le sachet de viande ouvert, lui aussi.
    Arrivée dans l'arche, ouverture du mur séparant le couloir du salon, elle s'arrêta pour prendre une marche beaucoup plus discrète et craintive. Sa main se cachait inconsciemment dans son dos, rentrée dans la manche de son gilet. Elle pliait presque les genoux, essayant d'être la moins apparente possible à son mari. Mais elle aurait tout aussi bien pu courir et lui renverser l'assiette sur le crâne qu'il n'aurait pas réagi différemment ; il prit le sandwich d'une manière tellement identique aux autres fois que cela en devenait presque ridicule et comique, sans accorder une once d'importance à ce qui semblait être sa serveuse plus que sa femme. Il mordit alors la cause de ses précédent cris. Il mâcha, plia le sandwich et le dévora d'une manière toute aussi identique que le dernier, avec les mêmes abominables bruits de langue et de mastication. La vieillarde le fixa, la bouche et les yeux grands ouverts. Elle se disait qu'il n'avait peut-être pas encore atteint son ingrédient secret. Mais quand son mari ne fut plus qu'à une bouchée de le finir, elle se rendit compte qu'il n'avait toujours pas réagi. Pas une seule grimace, pas une seule interruption de ses gestes et pas une seule bouchée recrachée hormis les miettes dégoulinant en cascade sur le corps de l'homme. Cette image de l'homme qu'elle avait épousé des dizaines d'années plus tôt, les yeux rivés sur l'écran cathodique, faisant gesticuler chaque muscle de sa bouche pour engloutir sa préparation, la répugnait. Elle détourna le regard et avança vers la chambre. Il n'avait rien vu, rien senti. Elle rejoignit sa création et ses outils dans la penderie et reprit son œuvre. Elle était perturbée par tout cela et respirait bruyamment, agissant avec des gestes de plus en plus incontrôlés. Ses lèvres étaient ouvertes en une espèce de bec de canard et elle serrait les dents, les yeux grands ouverts. Ses cheveux coiffés en une simple queue de cheval d'argent se débattaient petit à petit au fur et à mesure qu'elle secouait la tête, comme prise de spasmes. Si quelqu'un l'avait observé à ce moment-là, il l'aurait à coup sûr prit pour une folle.
    La voix, toujours aussi ingrate et irritante, rompit ses pensées tout autant que ses gestes :
    - « Marcy ! Un autre sandwich ! Maintenant ! »
    Les sourcils de la demandée se froncèrent et elle respira encore plus fort dans une cadence plus élevée. Son visage formait une grimace de colère horrifiante. Elle tremblait et dans un mouvement de haine, elle fracassa ce qu'elle tenait en main sur son plan de travail, brisant une aiguille en deux. Elle se leva avec rapidité et marcha de manière colérique dans la cuisine, passant de nouveau dans le couloir et apercevant son tortionnaire du coin de l'œil. La vieille femme exécuta l'ordre de l'homme de façon hargneuse, faisant de grands gestes rapides, essayant d'exprimer sa colère sans bruit. 
    « Dépêche-toi là-dedans !! »
    Le verre éclata sur le carrelage, répandant des débris dans toute la pièce ainsi qu'une masse informe et jaunâtre sur le sol. Par réflexe à la voix forte et soudaine du vieillard, son bras était parti vers sa droite, poussant brutalement le pot de mayonnaise du bar. Elle avait poussé deux minuscules gémissements lors de l'injonction de son mari et quand le pot se brisa. Ses mains, tremblantes à cause de l'adrénaline, s'étaient portées instinctivement à ses oreilles. Elle soupira après le choc, les reposant sur le comptoir. Elle se dirigea vers le balai et la balayette, ils ne possédaient pas d'aspirateur, à son grand désespoir. Une fois les outils de nettoyage en main, la vieille femme fatiguée s'accroupit pour ramasser le plus gros des débris de verre, qui se trouvaient dans la mayonnaise, induits de graisse et glissants. L'homme en arrière-plan, depuis le salon, vociféra encore :
    « Marcy ! Qu'est-ce que tu fais ?! Allez bordel, dépêche-toi ! Il faut que je vienne le faire à ta place, idiote ?! »
    Bouillonnante de rage, au bord de la crise de nerfs, Marcy s'arrêta un moment suite aux paroles de son époux. Puis, elle poussa tous les morceaux de verre et de sauce dans la pelle de plastique en tremblant, les déposa dans la poubelle.
    Sauf un.
    Un petit bout de verre éclatant tel un diamant, dégoulinant de la lourde sauce jaune, arrondi du pot cylindrique. Elle le prit entre son index et son pouce et déposa, encore une fois, sa surprise de la délicatesse qu'elle savait avoir sur la pile d'aliments constituant le sandwich. Elle ne prit pas le temps de nettoyer les autres débris de verre minuscule brillants de milliers d'yeux sur le sol de la cuisine. L'assiette était en main, les deux cette fois-ci, elle sortit de la pièce en éteignant les lumières, avançant tranquillement, le bruit étouffé de ses pas sur la moquette. Elle la tendit de ses deux mains travailleuses à l'homme partageant sa vie. Retour en arrière, à toutes les fois où elle lui avait tendu une assiette contenant sa réclamation, même image, même indifférence à sa femme, même gestes. Mais ici, quelque chose avait changé. Le changement commença quand il se mit à mâcher. Le bruit était différent. La nouvelle trouvaille de la vieille femme était en train de casser, de craquer, de croustiller sous l'effet de la mâchoire du vieillard. Le bruit semblait couvrir le son de la télévision, emplir toute la pièce. La femme recula et faillit trébucher, elle porta les mains à sa bouche, une expression d'horreur était apparue sur son visage ridé. Son mari continuait de manger comme toutes les autres fois précédentes. Se mit alors à apparaître un nouveau changement, visuel cette fois-ci. Les cascades de miettes s'étaient transformées en cascades de liquide rouge. Un rouge sombre coulait de l'ouverture bruyante qui servait de bouche au vieil homme. Les craquements se faisaient toujours entendre et se mêlaient à la vision horrifique et sanglante du visage de l'homme. Des filets de sang se déversaient sur le menton, entraînant des miettes de verre qui avançaient tout doucement. L'homme ensanglanté reprit une bouchée du sandwich, le pain touchant et absorbant le liquide sombre qui remplissait maintenant la bouche du vieillard, et continuait de s'intéresser au combat diffusé sur sa télévision bien aimée. 
    La femme, les yeux écarquillés de terreur, les mains collés à sa bouche, regardait son mari déglutir ce qu'elle avait concocté avec le contenant de la mayonnaise et s'écorcher vif. Elle ne pouvait se rendre compte de ce qu'elle venait de faire et ce qu'elle était en train de voir, assistant au spectacle sanglant dont elle était responsable en restant immobile, suivant les coulées d'hémoglobines qui partaient de l'antre à sandwich de son époux pour se déverser sur son débardeur anciennement blanc. Après une troisième bouchée du sandwich, elle se retourna et courut dans sa chambre. Elle ne réfléchit plus et se posa pour enfin coudre son pull gris. 
    Les minutes passèrent et sa manche était presque fini, elle était sur la moitié de l'ourlet et souriait. Elle avait une expression de paix sur le visage et marmonnait "Don't Stop Me Now" de Queen. Ses aiguilles filaient dans la laine et ressortaient leur tête du côté opposé où elles étaient entrées. Une fois qu'elle eut passé une des dernières boucles qui finiraient l'œuvre finale, la voix reprit, moins violente mais toujours aussi vigoureuse : 
    - « Marcy, viens ici. »
    La vieille femme s'arrêta alors de passer le fil gris dans les mailles, et posa avec douceur la manche sur le pull, les aiguilles toujours prises dedans. Elle se leva, les mains entrelacées et contre sa poitrine. Elle contourna le lit en marchant d'un pas léger, elle avait retiré ses pantoufles et sentait les poils de la moquette lui chatouiller les pieds. Il faisait toujours nuit à l'extérieur et elle avait du allumer les lumières principales de la chambre pour voir ce qu'elle faisait en plus de la petite lampe de chevet. En sortant de la chambre elle ferma discrètement la porte, puis elle s'avança dans le couloir pour arriver au salon.
    - « Qu'est-ce qu'il y a mon chéri ?  demanda-t-elle au milieu de l'arche, un autre sandwich ? »
    Les mouches volaient, faisant de leur bourdonnement l'unique bruit de la pièce. Elles étaient nombreuses autour des vingtaines de sandwichs empilés dans des assiettes, tous dans un état de moisissure plus ou moins avancé. De la mousse verte avait commencé à pousser sur certains des plus éloignés du canapé, tandis que les plus proches étaient presque noirs, comme carbonisés après avoir passé trop de temps dans un four. Des asticots grouillaient dessus, et à l'intérieur, du liquide brunâtre en passant par le jaune et le vert foncé dégoulinait des cadavres culinaires. 
    Mais le sandwich le plus moisi n'en était pas un. C'était le corps noir, squelettique et puant assis sur le divan rayé. Et c'était autour de ce corps que se trouvait la plus grande partie des mouches, et de leur descendance. Les quelques cheveux qui restaient sur le crâne du cadavre presque entièrement décomposé étaient quasiment invisibles, une matière noire recouvrait tout le corps, constituant ce qui était, auparavant, les muscles la peau et les muqueuses. Plusieurs trous béants parsemaient l'ancien visage, remplis d'occupants visqueux et grouillants. La télécommande n'avait pas bougé, toujours sous la main du squelette pourri. Sous le marcel, désormais gris et tâché de poussière et de sang, se trouvait toute une colonie de bestioles rampantes, qui se nourrissaient du peu de chair restante autour des os assis sur le divan. Les jambes du cadavre étaient cachés par les colonnes de sandwichs pourris, qui entouraient également la lampe posé sur la table à côté du canapé et jonchaient entièrement le sol du salon.
    « Bien sûr mon chéri, lança la femme, souriant doucement aux restes de son mari, j'y vais tout de suite. »
    

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⏰ Last updated: Jul 05, 2021 ⏰

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