Projet qui tombera à l'eau 1

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 Ce matin, elle court dans les rues d'un pauvre village, sans nom. Nous sommes en 1946, et il est écrit sur des affiches accrochées aux murs des modestes maisons comme dans toutes les commues Tunisiennes : « Il fait un an que le Führer est mort ».
Qu'elle était vive, et pétillante, de son visage agréable, de ses cheveux traversant la brise à la volupté printanière, de sa petite taille. Elle passait à travers les habitants de ce qui était à cette époque à des années-lumières de la prospère Kasserine.
Si ils furent sept-cent, c'était alors le bout de la méditerranée. C'est par ailleurs de là qu'elle était née, le 15 septembre 1941, à Marseille.

En continuant de courir, l'enfant se heurte alors à quelqu'un. Elle tombe alors sur les fesses, dans du sable sec, aussi sec que le lieu où elle se trouvait.
Elle rouvre ses yeux et monte progressivement la tête. C'est pourtant presque cinq secondes qui seront nécessaires pour la remonter, tant cet homme était grand !
La petite mit alors sa main au dessus de ses yeux noisettes, afin de ne pas être éblouie par le soleil, et fixait un grand homme, barbu, peu chevelu, mais surtout déchu : c'est l'ancien chef du village. Un homme désormais considéré comme fou, un ermite. Son habitation était assez isolée du reste du village, ce n'était guère qu'une sorte de cave, et les gens l'évitaient, tout juste s'ils osaient le regarder. L'enfant recula alors en rampant de ses mains, mais le vieux sourit avant de tracer sa route.
Mais un autre enfant courra vers elle, il semblait légèrement plus âgé :
-ça va, il ne t'a rien fait ?

Le petit garçon tendait la main pour qu'elle se relève.
-Ne t'en fais pas, grand frère...

Elle le dit d'un tel calme, d'un sourire si attendrissant, si pétillant et doux, qu'il ne put s'empêcher de sourire en retour. La lumineuse accepta sa main et se releva avant d'essuyer sa robe blanche et légèrement souillée. Après avoir perdu son sourire, il reprit :
-Aurore, tu devrais prendre garde... Ce croûton ne me dit rien qui vaille... C'est un sorcier !

Elle rigola avant de lui répondre, l'air moqueuse :
-Espèce d'idiot, tu ne sais rien sur lui !

-Justement, cela m'inquiète, il a été chef du village, et l'on ne sait pourtant rien de lui !

Elle changea alors de sujet, comme si elle n'en avait que faire de la vie d'un simple ermite :
-Et est-ce que j'aurais l'honneur de savoir pourquoi tu es venu ?

-Papa veut te voir, il m'a dit qu'il doit nous annoncer quelque chose.

-Quelque chose ?

-Oui, je ne sais pas exactement quoi...

Elle soupira, avant de le suivre.

Ils étaient unis, ces deux-là. Léon n'avait pourtant que quinze mois et deux jours d'écart avec sa petite sœur Aurore, mais il la défendait comme un adulte. Lui n'était pas né à Marseille mais bien à Tunis, puisque c'était avant que son père, militaire, soit convoqué par l'armée française pour se battre face au IIIe Reich. Ils resteront alors jusqu'en 1946, où ils iront dans le « bled » de « la vieille ».

Ironique, que la grand-mère se fasse appeler la vieille, puisqu'elle a exactement le même âge que le père, né en 1901. C'est d'ailleurs pour ça que leur père déteste qu'on appelle la « mamie » ainsi !
Et puis, c'était à peu près ainsi qu'avait réagi l'entourage de monsieur Dupastel : lorsqu'il a annoncé se marier avec la Darmeaude, ses amis demandaient alors s'il parlait de la mère ou de la fille.
Non, sa femme, elle, est née en 1922. Elle est mère au foyer, et c'est ainsi qu'ils vivaient tout les cinq ensemble.

Au bout d'une trentaine de secondes de marche dans ce village, les enfants arrivèrent à destination : la maison était certes modeste, mais paraissait pourtant plus riche que les autres. En effet, les Tunisois, les Français colons, disposaient de meilleurs logements que les Tunisiens.
Dès qu'ils entrèrent, la première pièce était la salle à manger.
C'était en bout de table qu'attendait leur père, assis, d'une posture imposante, l'air irrité :
-Où étais-tu ? Demanda-t-il froidement, en perçant du regard sa fille.

-Je ne faisais que me promener, papa.

-Bien. Nous avons quelques problèmes financiers ce mois-ci.
Afin de compléter notre argent, tu iras travailler chez mon associé, monsieur Eric Masso. Sa propriété a besoin d'entretien, alors je lui ai parlé de toi.

Son grand-frère s'interposa alors :
-Mais papa, tu ne peux pas la faire travailler si jeune !

Il haussa alors le ton :
-Est-ce-que tu penses que j'ai le choix ? Pour qui te prends-tu, à contester mes ordres ? Eh bien vas-y, gère cette maison à ma place, que ferais-tu, toi ?

Le silence régnait. Après quelques secondes de blanc, le père reprit, presque dépité :
-Ton insolence m'insupporte. Va dans ta chambre.

Léon serra les poings mais décida finalement d'exécuter.
Ayant entendu le ton monter, sa femme sortit alors de la cuisine pour voir ce qu'il se passe :
-Que se passe-t-il encore ?

Puisqu'il était dos à elle, il leva les yeux au ciel avant de la rassurer :
- Ce n'est rien ma Clémence, que mange-t-on ce soir, au fait ?

La petite Aurore voulu tout de même donner son avis sur la situation :
-Papa, je suis encore jeune, je ne suis pas en âge de travailler...

-Tu iras travailler.

Clémence voulut s'interposer elle aussi, mais, comprenant la situation financière de la famille, elle resta muette.
Le père reprit :
-Bon, eh bien, qu'est-ce qu'on mange ?

-Il doit bien y avoir les restes d'avant-hier...

C'était ainsi que se déroulait la routine d'Aurore. Elle se levait tôt, était exploitée le matin et s'ennuyait terriblement l'après-midi, et ne mangeait parfois qu'un jour sur deux. Et que dire de l'hygiène ! Sauf que désormais, cette routine est terminée. Dès demain, elle travaillera pour une misère, afin de subvenir aux besoins financiers de ses parents. Quelle terrible idée que de vivre dans ce quartier délabré. La seule chose qui les empêchait de rester était le fait que la vieille était attachée à ce village, à vrai-dire elle ne l'a quittée qu'une fois, lors de la mobilisation de 1940. Durant le régime de Vichy, ils avaient paradoxalement la belle vie. À Marseille, Carl Dupastel était gérant d'écurie, comme ici, à la différence qu'il avait de bien meilleurs revenus, si bien qu'il pouvait à lui seul nourrir cinq personnes, lui compris.
Mais aujourd'hui, il est gérant d'un modeste restaurant, et avec Sophie Clémont, la grand-mère, il est le seul à travailler. Elle, est la couturière du village, et est très populaire dans ce quartier. Il est vrai que l'on n'en voit pas beaucoup, des grands-mères de 47 ans !

Aurore s'installa à table, et reprit la lecture de son livre, posé encore sur celle-ci : c'était L'étranger, d'Albert Camus.
Elle adore lire, elle pourrait passer des journées et des nuitées entières de lecture, et ce inlassablement. Si bien qu'elle répondait souvent en retard, tant elle était concentrée sur sa lecture :
-Ma fille, qu'est ce que tu as fait aujourd'hui ? Demanda alors son père, l'air plus décontracté et apaisé. C'est que pendant sa lecture, sa femme a dû le rassurer et le calmer.

Mais la petite Aurore ne répondit pas à Carl. Une fois dans son livre, il est difficile de la ressortir.
Alors, le père, exaspéré, se leva et arracha le livre de l'enfant pour le déchirer.
Elle regarda son père avec des yeux de merlan frit. Mais une voix âgée ria, avant de lui dire narquoisement :
-J'en connais un qui va devoir rembourser un livre à la bibliothèque !

Carl se retourna alors, elle était au coin de la pièce :
-Qu'est ce que tu fais là ? Sophie ?

-Oh... Tu sais... Ta belle-mère garde la maison... Rien de plus !

Elle ria encore :
-Mais depuis combien de temps ?

-Oh oh, plus longtemps que toi !

Le père Dupastel soupira avant de donner trois sous à sa fille :
-Va donc leur donner ça en compensation...

Aurore se mit alors en route vers la bibliothèque. Elle se promenait joyeusement, ses trois sous en main.
Les rues de cet endroit étaient dans un état lamentable. Mais d'ailleurs, comment s'appelle cet endroit ? Nul ne le sait. La population l'appelle souvent « dayazf », la contraction de « nazf », signifiant bled et « dayie », de l'arabe, signifiant perdu. Mais officiellement, cet endroit n'avait pas de nom.
La plupart des villages mêmes environnants ne connaissent même pas l'existence de ce lieu. Et les habitants eux-mêmes, n'étant pour la majorité pas partis de leur lieu d'origine, ne sauraient pas le localiser.
Mais pourquoi ces Tunisois s'étaient-ils engouffrés là-dedans, au lieu de rester à Marseille, comme depuis 1940 ? C'est à la grand-mère qu'il faut demander cela.

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⏰ Dernière mise à jour : Jul 18, 2021 ⏰

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