Chapitre 1

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- J'aurais dû relever la capote avant de me noyer, maugréa Casey Oakes.
Puis, le visage fouetté par une pluie glaciale, elle repoussa une mèche de cheveux ruisselante et cligna des yeux. Un long frisson la parcourut.
- De toute façon, c'est trop tard, maugréa-t-elle de nouveau en songeant avec amertume que, après tout, la noyade serait peut-être une bénédiction.
Cette fin aurait au moins le mérite d'être originale. Se noyer dans une décapotable sur une petite route de campagne desservant Simpson, en Californie, n'était pas digne de «ce que la société attend d'un membre de la famille Oakes », dirait sa mère, et tant mieux !
Qui plus est, accomplir ce tour de force en robe de mariée la ferait entrer dans la légende. D'ici à quelques années, sa petite escapade appartiendrait probablement au folklore local. On raconterait l'histoire de Cassandra Oakes, à voix basse, autour des feux de camp, et les parents puniraient les enfants désobéissants en les menaçant d'une visite nocturne du fantôme de la Mariée.
Perdue dans ses sombres pensées, Casey sursauta lorsque son voile de tulle blanc détrempé par l'averse vint une fois de plus lui gifler le visage. Aveuglée, elle donna un coup de frein brutal et perçut un claquement sec sous son véhicule avant que celui-ci n'arrête sa course dans une brusque secousse.
La jeune femme coupa le moteur. Une fois disparu le puissant ronflement de la mécanique, seul le martèlement de la pluie torrentielle faisait encore écho au chuintement rythmé des essuie-glaces impuissants à lutter contre le déluge. Le plancher du cabriolet disparaissait déjà sous plus d'un centimètre d'eau et la luxueuse moquette rouge était irrémédiablement gâtée. Casey grimaça en constatant que les sièges de cuir, eux non plus, n'en sortiraient pas indemnes.
- Hé, flûte! marmonna-t-elle. De toute façon, cette journée est maudite! Il ne manquait plus que l'orage, pour finir !
Levant les bras, elle rejeta son voile en arrière et contempla la campagne mouillée qui s'étendait autour d'elle. Par temps sec, la route n'était guère plus qu'un étroit chemin de terre, recouvert d'une fine couche de gravier renouvelée chaque année. Mais, à présent, les trombes d'eau chassaient les gravillons, transformant la chaussée en un véritable marécage. De chaque côté, des clôtures de barbelés s'étiraient à l'infini, délimitant les prairies dont les hautes herbes s'inclinaient sous la pluie diluvienne. Au milieu des champs, quelques arbres noueux dépourvus de feuilles semblaient monter la garde depuis des siècles tandis que, à l'arrière-plan, se dessinait la ligne sombre d'une forêt de pins majestueux, aux branches rabattues par l'eau et les assauts du vent... Rien d'autre.
Aucune habitation.
Aucune lumière.
Personne.
Et, pour couronner le tout, cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas remis les pieds à Simpson qu'elle n'avait aucune idée de la distance qui lui restait à parcourir pour atteindre la ferme des Parrish.
Casey poussa un profond soupir et sentit le picotement familier des larmes qui emplissaient ses yeux. Elle les essuya d'un revers de main. Il y avait déjà bien assez d'eau comme ça. Inutile d'en rajouter! C'est alors qu'elle l'entendit.
D'abord faible, le gémissement se transforma bientôt en une plainte lancinante.
Intriguée, Casey ouvrit sa portière et descendit de voiture. Elle eut une seconde d'hésitation quand la boue glaciale engloutit ses escarpins de satin blanc, mais très vite elle ne songea plus qu'à assurer son équilibre dans la gadoue terriblement glissante.
Beurk! Chacun de ses pas s'accompagnait d'un désagréable bruit de succion et le risque était grand de plonger tête la première dans le bourbier.
Le gémissement déchirant retentit de nouveau tout proche. Immobile, la jeune femme tendit l'oreille et tourna la tête, cherchant à en localiser la source. Elle plissa les yeux.
Et, lorsqu'elle l'aperçut, une brusque bouffée de tendresse l'envahit.
- Oh, pauvre petite chose, murmura-t-elle en progressant prudemment vers le bas-côté de la route.

- N'insiste pas. Je ne te dirai rien !
Une tasse de café à la main, le téléphone dans !' autre, Jake Parrish éclata de rire. Décidément, sa sœur ne changerait jamais. Comme lorsqu'elle était enfant, Annie ne supportait pas d'être tenue en haleine. Pour elle, c'était la pire des tortures.
- Allez, Jake..., supplia Annie au bout du fil. Donne-moi un petit indice, juste un !
- Pas question! Ce serait un peu trop facile! Si tu veux satisfaire ta curiosité, tu n'as qu'à venir ici dès demain matin.
- Tu es un véritable démon !
- Je sais, répliqua Jake avec un large sourire. A propos, ce serait bien que tu puisses également amener Papa, Oncle Harry et Tante Emma.
Annie soupira bruyamment et Jake imagina sans peine les sourcils froncés par l'exaspération de sa cadette, incorrigible curieuse.
- Ce doit être énorme, finit-elle par dire.
- Assez, oui.
- Bon sang, Jake ! s'écria Annie dont la voix prit soudain le ton sévère qu'elle utilisait parfois avec Lisa, sa petite fille de trois ans. Tu sais combien je déteste les mystères. Si tu ne me donnes pas la moindre indication, je ne pourrais pas fermer l'œil de la nuit.
De toute façon, cela ne changerait rien, songea Jake amusé en se remémorant certains épisodes de leur enfance. Les soirs précédant son anniversaire, Annie restait éveillée jusqu'à l'aube en se demandant ce qu'on lui offrirait le lendemain. Et, la veille de Noël, c'était encore pire ! Non seulement elle ne dormait pas, mais elle le réveillait pour lui faire part de ses suppositions !
- D'accord, dit-il avec un sourire espiègle. Juste un petit indice.
- Youpiii !
Jake réfléchit quelques instants à la façon dont il pourrait formuler une indication sans toutefois dévoiler la surprise. Nonchalamment adossé au mur, pieds croisés, le droit sur le gauche, il leva les yeux vers le lustre imposant suspendu au-dessus de sa tête. De la taille d'une roue de chariot, le chandelier de cuivre portait six globes de verre taillé. Ceux-ci diffusaient une douce lumière à travers la pièce plongée dans l'ombre par les nuages d'orage d'un noir d'encre qui obstruaient le ciel en cette fin d'après-midi.
Il but une gorgée de café et tourna la tête vers la fenêtre. De lourdes gouttes d'eau vinrent frapper les vitres. Il y eut un grondement dans le lointain et soudain la pluie s'abattit sur la vallée, torrentielle. Il sourit. Les intempéries ne sauraient entamer sa bonne humeur. Une heure plus tôt, il avait enfin signé l'acte d'acquisition ds terres qu'il convoitait depuis tant d'années pour agrandir l'exploitation et rien d'autre n'avait d'importance à présent !
- Jake...
- Oh, désolé, Annie. Je réfléchissais.
- Surtout, ne te fais pas mal !
- Très drôle. Après tout, rien ne m'oblige à te confier quoi que ce soit.
- Jake Parrish, si tu ne... Il éclata de rire.
- O.K., Annie. Tu as encore gagné. Ecoute bien. C'est quelque chose que j'ai toujours désiré.
Il y eut un long silence au bout du fil.
- Et... C'est tout? s'indigna Annie.
- C'est tout. Jusqu'à demain.
- Je te l'ai déjà dit et je le répète encore. Tu es un démon, Jake. Tu brûleras en enfer.
- J'espère que tu dis vrai. Ce sera fantastique ! Nous serons toute une bande de copains.
- Compte là-dessus !
Pour toute réponse, il fit entendre un ricanement diabolique et ne fut pas surpris qu'Annie lui raccroche au nez. Oh, il savait bien que sa petite sœur lui ferait payer ses cachotteries d'une façon ou d'une autre, mais l'événement était de taille ! L'affaire ayant été longue et difficile à négocier, il désirait prendre tout son temps pour savourer chaque instant de son triomphe.
L'acquisition de ces arpents de prairies représentait l'aboutissement de ses projets pour la ferme. Désormais, il pourrait se consacrer à l'élevage des chevaux, son rêve depuis des mois.
Comme quoi, il ne fallait jamais désespérer !
Il reposa doucement le combiné du téléphone et traversa la pièce pour déposer sa tasse de café sur le comptoir de granit gris devant la fenêtre. Appuyant son front contre le carreau, il scruta l'obscurité qui s'épaississait. Des trombes d'eau poussées par le vent balayaient la cour. Une bourrasque plus rageuse que les autres fit vibrer la vitre. Une véritable tempête s'annonçait.
Jake se redressa et jeta un regard circulaire sur la pièce. Un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres. C'était une cuisine de rêve avec son électroménager dernier cri, l'étincelant carrelage espagnol au sol et la cheminée d'angle de style résolument moderne. Les talents culinaires du propriétaire des lieux se limitaient pourtant au strict nécessaire : faire un café, des sandwichs au fromage et réchauffer des plats cuisinés au four micro-ondes.
Mais, peu importe ! L'essentiel pour Jake était d'avoir respecté ses engagements et transformé le ranch en une exploitation prospère, aux revenus suffisamment importants par ailleurs pour avoir permis à son ex-épouse d'entreprendre de coûteux travaux de rénovation. Fort heureusement, Linda n'avait pas réussi à le ruiner, en dépit de tous ses efforts.
Au souvenir de la femme qui l'avait trompé, ridiculisé, Jake perdit son sourire, mais très vite il écarta ses sombres pensées pour se concentrer sur la réussite de ses projets. La ferme n'avait plus rien à voir avec celle de son enfance, celle où il avait grandi avec Annie.
Certains détails resteraient pourtant à jamais gravés dans sa mémoire. L'antique cuisinière à bois dont sa mère s'était toujours servie, la vieille table familiale en pin massif sur laquelle Annie et lui faisaient leurs devoirs. C'était aussi cette même table autour de laquelle se réunissait toute la famille pour souper et discuter avec un égal enthousiasme des Chicago Cubs ou des théories de Darwin.
Devant lui se dressaient les meubles en chêne de l'imposante salle à manger choisie par Linda trois ans auparavant, juste avant leur divorce. Il fronça les sourcils.
Certes, la ferme manquait de confort quand il était enfant. Cependant, il y régnait quelque chose qui manquait cruellement aujourd'hui à cette demeure luxueusement restaurée : la chaleur d'un foyer, l'amour...
Jake secoua la tête, s'efforçant d'éloigner les images amères d'un passé encore trop proche. Il devait à tout prix chasser ses idées noires s'il voulait conserver l'esprit clair pour organiser la gestion du ranch et les changements à venir. Broder sur les sentiments ou sur ce qui aurait pu être n'avait jamais fait avancer les affaires.
Et penser à Linda ne pouvait que lui donner un ulcère.
- Tout d'abord, annonça-t-il à haute voix dans la vaste pièce silencieuse. S'assurer avant la tombée de la nuit que tout est bien arrimé.
Avec la pluie et les rafales de vent, il ne pouvait courir le risque de voir s'envoler les bâches protégeant le fourrage. D'autant que, si la météo ne s'était pas trompée, la première neige de la saison n'allait pas tarder, et il fallait se dépêcher.
Il attrapa son ciré suspendu au portemanteau et sortit dans la pluie glaciale.

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⏰ Dernière mise à jour : Mar 13, 2015 ⏰

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