Le miroir

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L'eau boue. Elle fait infuser du thé. Dehors il fait nuit, il fait froid. Elle frissonne. Se réchauffe en buvant son breuvage.

J'arrête d'écrire, à quoi pouvait bien ressembler le thé ? Dans les vieux livres de l'Ancien Temps que Mère a réussi à sauver pour mon éducation, ce mot revient souvent, le thé. Mère dit qu'elle aimait bien le thé. Alors dans mon histoire elle en boit. Elle m'a toujours beaucoup parlé d'avant, un jour elle m'a dit qu'il y a trente ans personne n'aurait imaginé ce qui allait nous arriver.  

Elle allume la télévision, elle se tient prête pour le discours du président. Elle a compté il s'agit du numéro cent-soixante-quatre.

C'est l'heure de passer à table. Je rejoins Mère au salon, elle a le regard vide depuis quelques temps. On ingurgite ce qui nous sers de repas et je retourne à mes occupations. 

« Françaises, Français, mes chers compatriotes, l'heure est grave, il faut fuir... » 

Mère ne se souvient que de cette phrase le reste du discours s'est transformé en panique, elle m'a souvent raconté l'effet que cela fait de ne plus se sentir en sécurité nulle part. 

Avec son ventre à peine arrondi qu'elle protégeait d'une main tremblante, elle scrutait l'expression tendue et inquiète du visage du président qui se voulait, habituellement diplomate et rassurant.  

Je l'imagine encore préparer ses valises, les remplir un maximum. Partir en vitesse, venir ici, dans le bunker de mon grand-père. Des mois après s'être mise en sécurité, elle a donné la vie, seule, dans l'obscurité. Mère dit que mon géniteur n'a pas voulu la suivre, il préférait rester à l'extérieur, se battre, il allait mourir, tant pis.

Elle devait élever l'enfant. Rationner les repas, l'utilisation de l'eau et des bougies. Tout lui apprendre, le passé, le présent et le futur.  

Quand je sens que le sommeil m'emporte, très souvent je me surprends à imaginer le monde extérieur, celui d'avant et celui d'aujourd'hui. Nous sommes le 14 juin 2053, d'après le « compte jour » de Mère. En ce moment elle me parle beaucoup de l'été, les sorties à la plage, les apéritifs tardifs à la lueur du crépuscule, elle me raconte le vent chaud et lourd des nuits d'août où elle préférait laisser la fenêtre ouverte. Elle aura beau me décrire l'extérieur, tous ces mots reste sans images. Toutes ces sensations me sont inconnues. Je ne suis pas triste, j'aime penser qu'au moins, moi je n'ai jamais eu à avoir peur d'une chose invisible, qui vous prend aux tripes, qui vous étrangle et qui vous laisse des séquelles, si elle n'a pas réussi à vous tuer. 

Le bébé ne pleure toujours pas, pourtant dans les films il pleure. Il est censé pleurer, quand il ne pleure pas tout le monde s'inquiète. Après tout elle non plus à sa naissance elle n'a pas pleuré. Et depuis, les seules larmes qui ont coulé sur ses joues, sont celles provoquées par ces tiges blanches, quand ils lui avaient enfoncés dans le nez. 

Mère a décrit les « tests » plusieurs fois, elle n'en a fait que lorsqu'elle avait rendez-vous pour sa grossesse, toujours négatifs, contrairement à celui qu'elle avait fait dans les toilettes poisseuses de l'université, la découverte de sa grossesse. Elle m'a souvent méprisé, j'ai toujours ressenti le fait que je n'étais pas désirée. Mais elle m'a aussi souvent fait comprendre qu'au fond elle avait toujours voulu être mère. Je n'étais juste pas arrivée au bon moment. Deux jours avant l'avortement elle a été obligée de s'enfuir, de rejoindre le bunker.

Dans les films. Il le frappe. Dans les films il frappe l'enfant à sa naissance. Et ensuite il pleure.

Je n'étais pas désirée.

Frappe plus fort pour voir. Rien. Tant pis, on verra plus tard.

Au fond je n'en veux pas à Mère, elle s'est occupée de moi, malgré tout. Je vais la rejoindre, mais d'abord il faut que je dorme. 
Le réveil est brusque, Mère est bruyante. Je vais la voir, elle dort, je lui explique qu'il faut être calme, que cela ne sert à rien de faire des cauchemars. Mais elle ne fait déjà plus de bruit. Je retourne dans mon coin, je vais écrire un peu.

Elle repense à ce qu'elle a vécu dehors. Elle fixe son reflet dans le miroir, elle y voit une jeune femme aigrie, le même reflet que dehors mais plus froid, avec plus de rides et surtout, elle a un bébé dans les bras. Elle va l'élever, pour s'occuper l'esprit, ne pas devenir folle.

Mon récit avance bien, mais je n'ai plus beaucoup de feuilles. Je pourrais écrire sur le mur, il est plat, blanc... Ce bruit, c'était quoi ? Mère a dû tomber. Non elle dort toujours, elle n'a pas bougé. Ma bougie va s'éteindre, je vais en rallumer une autre, rester attentive. 

C'est une petite fille, elle s'appellera Clara. Elle ne lui ressemble pas, pas pour l'instant. Ça viendra.

J'écris pour me souvenir. Non pas pour me souvenir de ma vie, mais de celle de Mère. J'essaye de retranscrire ce qu'elle m'en a raconté. Et puis il s'agit de ma seule réelle occupation, écrire, il faut aussi dormir et préparer le repas. D'ailleurs le petit clocher a sonné il est l'heure de préparer de quoi manger. Les repas sont courts, rares mais ils doivent être un minimum consistants. Nous devons pouvoir tenir longtemps sans manger, de toute façon le corps s'habitue.

Les mois passent, l'enfant grandit mais ne pleure pas. Elle lui ressemble enfin, son regard, c'est le même. 

J'ai bientôt fini de préparer le repas, j'entends encore le bruit. Cette fois c'est sûr ce n'est pas Mère. Elle est en face de moi et le bruit ne vient pas d'elle. Je fais volteface. Il fait noir, d'un coup. J'arrive à rallumer une bougie. Rien. Je commence à me sentir en danger, il faut que je me calme, je vais écrire un peu.

Clara apprend, à lire, à écrire, à parler, à marcher, ce n'est pas le bon ordre mais ce n'est pas grave, elle veut du changement, reprendre le contrôle. L'ordre lui fait trop penser à la crise sanitaire qu'elle a vécu, restez confinés, respectez le port du masque, respectez le couvre-feu, respectez la distanciation sociale, toujours des ordres, rien que de l'ordre. 

Je relève la tête, une voix. Je l'ai entendue, très distinctement. Qui était-ce ? Quelqu'un nous a trouvé... 

Elle se souvient de lui, charmant et sombre. Il était dangereux et possessif, elle pensait l'aimer, mais a-t-elle déjà su ce qu'était l'amour ? 

Je me cache dans un coin j'attends que l'imposteur se montre. Je me suis glissée près du meuble à tiroir.

Quand elle lui avait demandé de s'enfuir avec elle, il avait refusé de la suivre, il lui avait offert un cadeau d'adieu, il l'avait sorti de sa poche en lui chuchotant de le garder avec elle, elle penserait à lui comme ça. Ensuite il était parti sans se retourner.

Je me relève prudemment, secouée par des sueurs froides je n'entends plus que mon cœur battre dans mes tympans, je scrute l'espace.

Elle avait rangé tous ses objets de valeurs, dans chacun des petits tiroirs, de l'unique meuble, qui occupait un coin du bunker. 

Une ombre passe, mon cœur tressaille, je me retourne, rien, j'entends un bruit dans mon dos. 

Le cadeau du père de Clara n'avait aucune valeur à ses yeux, mais il restait un tiroir vide. Les tiroirs ne sont pas faits pour rester vide, il y aura sa place.

Ça y est. Je le vois. Dans la pénombre. Je suis pétrifiée. 

Ce mercredi 25 juin, grâce à un voisin qui a donné l'alerte après avoir entendu un coup de feu, une jeune femme a été retrouvée morte aux côtés d'un corps en putréfaction, une scène glauque qui s'est déroulée dans une maison qui, jusqu'à présent était désignée comme abandonnée. Les enquêteurs se sont rendu compte qu'il s'agissait d'une mère et de sa fille, des ordonnances ainsi que des traitements ont été retrouvés sur place, ils avaient visiblement arrêté d'être pris. Cette trouvaille a permis d'identifier les corps, mais aussi de savoir qu'elles étaient atteintes toutes les deux de schizophrénie. De plus nous avons appris qu'elles sont restées enfermées dans leur maison depuis le dernier confinement en date, celui de février 2022. Le sol de la maison était couvert de papiers, sur lesquels une des deux femmes dessinait des choses très sombres, les murs eux, étaient couvert d'écritures difficiles à déchiffrées. D'après les analyses la mère aurait été tuée il y a maintenant 8 mois, par arme blanche, tandis que la jeune fille se serait placée face au miroir du salon avant de se tirer une balle dans la tête bien plus récemment. L'arme utilisée appartenait à un militaire, la boîte contenant le revolver a été retrouvée dans un des tiroirs d'une commode. Les deux femmes sont aujourd'hui considérées comme des Blessées de la Couronne, le nombre de ces victimes de l'après crise de la Covid-19 des années 2020, diminue en flèche malgré les horreurs toujours recensées à ce jour.

Léana S.

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