Guillaume ferma les yeux au contact de l'air frais du matin qui lui chatouillait le visage. Debout sur le pas de sa porte, il ne pouvait s'empêcher de savourer chacune des sensations qui le parcouraient. Le vent lui apportait le son mélodieux du chants des oiseaux peuplant les arbres alentours. Il les entendait tous les jours et, pourtant, il ne s'en lassait jamais. Ils lui avaient tellement manqué durant la guerre. Il rouvrit les yeux. La guerre. Elle était terminée depuis plus d'un an maintenant, mais il ne s'écoulait pas un jour sans que ses souvenirs ne reviennent le hanter. Le sifflement des balles résonnait encore à ses oreilles et les cris des blessés le réveillaient chaque nuit. Il avait toujours dans la bouche le goût du sang et de la terre et, plus que tout, il ne cessait de revoir les atrocités commises autour de lui. Les atrocités qu'il avait lui-même commises. Il serra les poings, la gorge serrée. La guerre était finie, oui, mais sa mémoire semblait déterminée à lui faire inlassablement revivre chaque moment passé sur le front.
Malgré tout cela, Guillaume tenait bon. Depuis qu'il était sorti de l'enfer, jamais il n'avait flanché. Il n'avait pas poussé un seul cri, pas versé une seule larme. Il ne se le permettait pas. Ainsi, il s'était renfermé sur lui-même, son visage ne reflétant plus aucune émotion. Il avait gardé cette image d'homme fort et insensible qui l'avait toujours suivi. Les gens l'admiraient, et lui dépérissait, rongé par la douleur et la solitude.
Cependant, au milieu de tout ces souvenirs ravageurs, un était différent des autres, un était presque... agréable. Aurélien. Comme un rayon d'espoir dans l'obscurité, il prouvait que tout, dans cette guerre, n'avait pas été mauvais. Tout n'avait pas été que violence, terreur et haine. Et cela, c'était ce dont il avait besoin. Alors, il se raccrochait de toutes ses forces à cette lumière. Dans les pires moments, lorsqu'il se sentait terrassé par l'horreur de ce qu'il avait vécu, il revoyait Aurélien et se rappelait de la promesse qu'il lui avait faite. Celle de rester en vie pour lui rapporter le bracelet qu'il lui avait confié. Sa rencontre avec le jeune français ne l'avait pas seulement sauvé. Elle lui avait aussi offert un but. Celui de le revoir. Car son bracelet lui importait peu à présent. Tout ce qu'il voulait, c'était retrouver Aurélien.
Souvent, il entendait cette petite voix lui chuchoter à l'oreille qu'il était sûrement mort, que cela faisait trop longtemps et que jamais il ne le reverrait, mais il chassait immédiatement ces pensées. Il refusait d'y croire. Et s'il avait tant d'espoir, c'était parce qu'il savait qu'au creux de son bracelet, son nom de famille était gravé. En connaissant son nom complet, peut-être Aurélien trouverait-il un moyen de le retrouver. Et peu importe si cet espoir était maigre, il lui suffisait.
Revigoré par cette idée, Guillaume se remit en route et traversa son petit jardin pour arriver jusqu'à la vieille boite aux lettres qui bordait la route poussiéreuse qui menait jusqu'à chez lui. Il l'ouvrit, et son regard se posa sur une inhabituelle enveloppe marron. Il la prit et y jeta un coup d'œil. Il blêmit soudain. L'enveloppe venait de France. Il s'immobilisa durant quelques secondes, puis se précipita vers sa maison sans prendre le temps de refermer correctement sa boite aux lettres. Une fois assis à la table de sa cuisine, il déchira le haut de l'enveloppe d'une main tremblante. A l'intérieur, deux choses : le bracelet qu'il avait donné à Aurélien, et une feuille de papier. Un seul mot y était inscrit.
"Merci."
Mais lorsqu'il retourna le morceau de papier, il vit une adresse située en France, accompagnée d'une courte phrase : "Au cas où."
**********
Guillaume sortit la feuille de sa poche et vérifia qu'il était à la bonne adresse. Pas de doute, il y était. Il soupira de soulagement.
Sa traversée de la France avait été difficile. Chaque nouveau paysage lui rappelait les champs de bataille et il avait l'impression que des centaines de regards accusateurs portaient sur lui. Chaque bâtiment détruit lui faisait accélérer le pas et il évitait les villages autant que possible. Il étouffait. A plusieurs reprises, les larmes lui montèrent aux yeux et il crut qu'il allait s'effondrer sur le sol. Mais il avait réprimé ses sanglots et résisté, comme il l'avait toujours fait.
Après avoir fait tout ce chemin, il n'y avait plus de place pour les hésitations. Il se dirigea d'un pas déterminé vers la porte en bois de la petite maison qui lui faisait face. Il n'était pas homme à se laisser intimider mais, pourtant, avant de frapper, il se surpris à passer une main dans ses cheveux afin de les recoiffer. Une fois plus ou moins satisfait, il reprit son geste et toqua à la porte. Elle s'ouvrit, et il le vit.
Si dans son souvenir Aurélien lui avait paru trop lumineux pour avoir sa place sur le champ de bataille, il se rendit alors compte en le voyant à quel point le sang, la boue et l'horreur de la situation avaient terni son éclat. Sa peau claire contrastait avec ses cheveux sombres qui lui retombaient sur le visage et ses yeux marrons si simples mais pourtant si exceptionnels achevaient de rendre son visage rayonnant. Malgré tout cela, lorsqu'il croisa son regard, il y lut la peine et la souffrance de celui qui a vécu la guerre.
En le voyant, Aurélien avait d'abord écarquillé les yeux puis, la surprise passée, il sourit tristement. Et ils restèrent là à se regarder, partageant leur douleur à travers ce silence, chacun sachant ce que l'autre avait vécu. Après quelques secondes, ou peut-être quelques minutes, Guillaume ouvrit la main à l'intérieur de laquelle il tenait le bracelet serré au creux de sa paume et brisa le calme qui s'était installé.
"Merci... de me l'avoir rendu."
A ces mots, il vit les yeux d'Aurélien se remplir de larmes et, avant qu'il n'ait le temps de faire quoi que ce soit, le jeune français s'avança et le prit doucement dans ses bras. Il resta figé pendant un instant, puis se détendit. Il passa à son tour ses bras autour de lui et se laissa aller dans cette étreinte réconfortante.
Alors enfin, dans les bras d'Aurélien, il s'autorisa à pleurer.