Évidemment, Garance fut le premier sur place, avant même Amaryllis, sa supérieure. Sans doute se recueillait-elle encore sur la dépouille du seigneur de la cité. Ou peut-être profitait-elle d'un instant de calme pour affûter ses armes en vue de la réunion qui allait suivre. Un peu de poudre sur le nez, du rouge sur les joues, un trait de khôl pour souligner son regard. La maître de la Guilde des Fleurs ne pouvait se permettre d'apparaître négligée à un événement aussi important. Il en allait de la réputation de chaque prostitué et chaque courtisane de la cité.
Garance, lui, n'avait malheureusement guère eu le temps de se soucier de son apparence. Ses magnifiques boucles rousses étaient simplement rassemblées dans un chignon flou. Celles qui dégringolaient jusqu'à sa nuque contrastaient élégamment avec la tunique vert d'eau qu'il avait enfilée à la hâte. Certes, il s'était préparé en catastrophe. Mais un courtisan, à fortiori de son rang, se devait d'être magnifique qu'importe l'heure. On ne savait jamais quand un riche client, pris d'une lubie soudaine, vous ferait mander au milieu de la nuit. Et des riches clients, Garance en avait plus qu'assez.
Était-ce son visage fin qui attirait tant le regard? La perfection de ses manières? Sans doute. Mais ce que les gens venaient chercher chez lui, c'était une certaine joie, pure, communicative et libérée. Garance riait beaucoup, volontiers, et surtout de lui-même. Et quand il ne riait pas, il chantait délicieusement. D'une voix de ténor si légère et haute qu'elle était presque celle d'une femme. On l'avait souvent qualifié de rossignol ou d'alouette. Pourtant, Garance était une Fleur, une des meilleures de la ville. Et il en était très fier.
Après avoir préparé le siège de sa supérieure, il s'installa sur le tabouret qu'il lui était dévolu, un peu en retrait de la grande table rectangulaire qui servirait au conseil lors cette aube funeste. Il en profita pour dévisager les soldats en faction, puis les serviteurs qui entraient et sortaient. Leur journée serait chargée, et il n'était pas dit qu'ils puissent se reposer le lendemain. Enterrer le seigneur de la ville n'était pas une mince affaire. C'était la première fois que son vivant qu'un tel événement se produisait.
Heimon Vaillencourt avant succédé à son père avant la naissance de Garance. Et tous avaient espéré qu'il survivrait suffisamment longtemps pour voir son fils atteindre l'âge d'homme. Vains espoirs. Le prince avait développé une mauvaise grippe l'hiver précédent, et il ne s'en était jamais réellement remis. Au contraire, chaque rechute avait semblé pire que la précédente. Jusqu'à la dernière, fatale.
Il laissait la cité-état orpheline. Pis encore, mal préparée à gérer sa succession. Jehannin, son unique fils encore en vie, était âgé de quatorze ans à peine. Et une régence serait difficile à mettre en place; l'épouse de Heimon, Cristiana, était morte une décennie plus tôt avec l'enfant qu'elle tentait péniblement de mettre au monde.
Garance se souvenait encore de la semaine de deuil décrétée en son honneur. Alors jeune courtisan impatient de se faire un nom, ce désœuvrement forcé lui avait semblé durer plus que raison. La jeunesse est égoïste, et celle de Garance ne l'avait pas été moins qu'une autre. Cette fois, il pleurerait sincèrement le prince et observerait le deuil avec dignité et recueillement. Après tout, il avait toujours été bon pour sa maître. Et par extension, pour lui-même.
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Hiram s'efforçait d'afficher un visage serein et bienveillant. En tant que prêtre de la Triple Dame, son devoir était d'offrir un sourire réconfortant à ceux qu'il croisait. Tephania, la Grande Prêtresse, irradiait de bonté. Lourdement appuyé sur le bras d'Hiram, elle avait un mot de réconfort pour chaque personne qu'elle croisait. Et malgré la lourdeur et la splendeur de sa tenue officielle, elle ne semblait guère différente des petites grands-mères qui se rassemblaient chaque jour au marché pour discuter et profiter du soleil.