- Je vais vous avouer que je sais pas trop quoi dire, là, actuellement, commença le jeune homme aux cheveux bruns, alors que son regard balayait la foule sombre devant lui. Les mots ont jamais été mon point fort, ils sont jamais sortis de ma bouche comme lui. Lui, c'était des rivières calmes pour ses idées, des petits ruisseaux pour ses blagues, mais moi ça a toujours été un torrent déchainé, une mer en pleine tempête. Et quand les émotions s'y mêlent, c'est l'oasis en pleine canicule, présente mais vide. Peut être que je devrais commencer par là, d'ailleurs. C'était une de ses plus grandes peur, si on compte pas les p'tites flipettes qui arrivent avec le temps. Le vide c'était son truc, il en était autant hypnotisé qu'effrayé. J'me souviens encore de ses cahiers griffonnés à l'encre noir et de sa collection de stylos usés qui remplissait sa trousse. Les gens se moquaient de lui pour ça, mais s'ils savaient à l'époque ce qui allait s'en suivre, ils ne l'aurait peut être pas fait. Mais j'ai toujours su, en quelque sorte, qu'il dessinait pas pour rien, et que ses gribouillis incessants cachaient quelque chose.
Il se tut quelques instants, ses mains tremblantes posées devant lui, et le cœur battant la chamade sous les regards peinés et exigeants de ceux qui lui faisaient face. Ses propres yeux étaient voilés par une brume de tristesse et de regrets, sans qu'il ne puisse s'en défaire.
- Malheureusement, reprit-il, avec le temps, rien ne s'est arrangé, et les dessins auparavant innocents se sont transformés en suites de chiffres, toutes plus longues que les autres. Il en avait plein la tête, des calculs, des idées, son esprit était toujours occupé. Et sans ça, il pouvait pas survivre. C'était sa drogue, son talon d'Achille, tout ce que vous voulez même, mais il en avait foutrement besoin. Les gens le prenaient pour un intello, un fou, avec sa tête constamment penchée sur ses nombres. Et c'était pas faux, il était un gars intelligent avec un avenir plein de réussite. Et ce qui était pas faux aussi, c'était le côté péjoratif de la remarque. Son intelligence le bouffait de l'intérieur parce qu'elle ne faisait qu'alimenter sa peur. Mais personne ne la voyait, cette ombre qui s'abattait sur lui, non, personne ne la voyait, parce que tout le monde se réjouissait de ses capacités, tout le monde l'encourageait à continuer comme on félicite le toutou de grand-mère après qu'il ait ramené, une fois de plus, le beau bâton en or. Oui, personne ne remarquait que, plus le temps passait, plus il courait vite vers vous à la fin de chaque concours gagné, les yeux humides et effrayés par ce surplus d'intelligence.
Il entendit quelques sanglots à sa droite, suivis de peu par un reniflement disgracieux mais il ne trouva pas en lui de s'en soucier, alors que son cœur se serrait douloureusement à l'évocation de ses souvenirs.
- Tout le monde souriait, et lui aussi, parce que tout le monde était heureux. Mais lui-même ne l'était pas vraiment. Et honnêtement, je me serais douté de rien si un soir, il ne s'était pas égaré dans ses paroles alors qu'il noyait sa sobriété dans de l'alcool fort. C'était pas beau à voir, j'avais moi-même l'esprit embrumé mais je m'en souviens. Tous les soirs, quand je vais me coucher, ça me revient, l'ambiance étouffante qui régnait dans la pièce, ses pas chancelants et ses yeux incertains. Il avait passé la soirée à marmonner tout seul, mais une de ses phrases avait été plus claire que les autres. Elle résonne encore dans ma tête, quelques fois, je l'entends sans cesse avec sa voix inégale. Il avait dit « 42, faut que je me souvienne de ça, 42, rappelle-toi que c'est le plus important ». Et le lendemain, quand je m'étais penché vers lui en cours de mathématiques, ses mains étaient pleine de ce nombre, tout comme son cahier. Il l'avait écrit partout, dans chaque espace vide, comme on scande un slogan lors de la manif en bas de chez nous.
Il tenta de sourire, mais ses lèvre tremblantes n'atteignirent pas ses yeux, elles restaient comme figées de un sourire inverse dont il était impossible de se défaire. C'était comme si montrer un quelconque signe de bonheur lui était impossible.