Les Élections

Dimanche : jour des Élections

Un dimanche comme les autres. Ma mère me réveille à 5h. Il faut me dépêcher. J'enfile la modeste tunique blanche qui me sert de vêtement du dimanche. Je vais pour enfiler un léger collant avant de m'arrêter.
Les paroles de ma mère résonnent encore dans mon esprit : "Eloane, la prochaine fois ne mets pas de collants, peut-être que ça va t'attirer la bienfaisance des Hauts Dignitaires cette fois...". Mais je ne peux m'empêcher de me trouver nue, sans collants. Je jette un rapide coup d'œil par l'interstice de mes volets de bois. Il neige. J'entends mon frère se retourner dans son lit.
Après plusieurs secondes de réflexion, je décide tout de même d'enfiler les collants couleur chair. Je me précipite vers l'étage inférieur, mes pas résonnant sur le plancher de bois. C'est mon dernier dimanche aujourd'hui. Mon coeur s'emballe. Plus qu'un dimanche et je ne serai plus en âge de participer aux Élections. Plus qu'un jour et je pourrai rester ici avec mon frère.

Je déballe les escaliers, claque la porte qui mène dans un étroit couloir. Les autres membres de la Communauté sont aussi habillés et les jeunes femmes se pressent également vers la salle des fêtes. Je double une mère et sa fille, entre dans la salle et marque un temps d'arrêt, les yeux rivés sur les différentes familles, toutes de blanc vêtues et assises sur différentes tables. J'aperçois à l'autre bout de la pièce ma mère agiter le bras de droite à gauche. Je tente de la rejoindre, slalomant entre les nappes blanches et les habits blancs. Elle est assise auprès d'une autre famille et le brouhaha alentour m'oblige à crier tandis que je m'assois en face d'elle.
"-Je n'ai pas pu me résoudre à sortir sans collants, mère. Il neige dehors, les températures doivent être au plus bas...
-Eloane... Regarde autour de toi. Que vois-tu?"
Loin d'être étonnée par sa question, je penche la tête et jette le regard loin derrière ses épaules pour observer la salle. Je ne suis pas sûre de la réponse.
"Des... Familles? Qui s'apprêtent à se rendre aux Élections ?"
Elle hoche lentement la tête de droite à gauche, les yeux rivés sur le bout de bacon qu'elle s'apprête à avaler en tentant de dissimuler, non sans mal, un féroce appétit.
"Ce sont des jeunes filles, toutes plus jeunes que toi, dans la fleur de l'âge. Certaines d'entre elles font leurs premières Élections aujourd'hui. Comment sont-elles? Oui... Elles sont jolies, vois-tu celle là ? Dit elle en pointant une jeune fille avec de jolies faussettes et un noeud suspendu dans des boucles rousses. C'est la fille de la famille 112. Elle a toutes les chances de gagner ce Dimanche. Elle est dans le classement des favorites..."
Je sens le rouge me monter aux joues. Moi aussi je suis jolie, je suis juste différente. J'ai mon propre style.
"On dirait une poupée... Elle se concentre a nouveau sur son repas, une patate cette fois. Je ne sais pas ce que l'on va faire de toi si tu ne passes pas les Élections. Voilà plusieurs années maintenant. Chaque dimanche. Tu participes, mais tu ne gagnes pas. Je me suis pliée en cinq pour t'avoir de belles robes blanches. J'ai sacrifié toutes nos économies pour que tu sois prise aux Élections. Je désespère... Demain, tu auras 20ans. C'est ta dernière chance d'être élue.
-Je sais, je marmonne. Tu n'as pas besoin de me le répéter encore...
-Essaie de bien te comporter cette fois. Passe les épreuves comme on te le demande, comme je te l'ai appris lorsque tu étais petite et comme on te l'a répété à l'école. C'est cet événement... Les Élections... Qui définiront ton futur. C'est sur tes épaules que la famille repose, fille. Rappelle toi de te formation, sois sage, obéis, reste polie et féminine... Surtout ne déçois pas les Hauts Dignitaires !"
Je hoche la tête et avale la soupe qu'il me reste. Petit à petit, les jeunes filles commencent à dire au-revoir à leur mère. Certaines se serrent, pleurent, s'embrassent, le sourire aux lèvres. C'est un évènement joyeux. Ma mère me hâte de finir et de rejoindre le groupe de robes blanches qui s'est formé devant une énorme porte à deux battants. Je les dépasse presque toutes. J'observe les Candidates: la moyenne d'âge doit être de 16 ans je pense. Des chevaux de compétition. Pour mon dernier dimanche, les Élections risquent d'être complexes. Je n'ai aucune chance de gagner.
J'imagine déjà la voix monotone de ma mère, et ses sanglots, le soir dans sa chambre. Elle ne ment pas quand elle dit que le sort de la famille repose sur mes épaules. Elle en a besoin. Mon frère, ma mère. Je regarde les bouilles d'ange des filles à mes côtés. Leurs robes sont mieux ornées, leurs cheveux remontés en des coiffures sophistiquées. Elles ne savent pas qu'une seule sera Élue aujourd'hui. Elles ne savent pas que sur les 87 filles de la Communauté, seule une sera Élue, et les autres devront attendre leur tour, le weekend prochain ou celui d'après, en entendant leur mère se repentir sur leur sort, crier, hurler, sangloter qu'elles ont besoin de gagner la prochaine Élection.a Plus qu'un dimanche. Je n'ai plus rien à perdre, demain j'aurai 20ans. Je ne pourrai plus être Candidate. Mon nom sera automatiquement retiré des urnes, et je resterai la. Avec ma mère, et mon frère.
Je me retourne. Où est-il ? Il ne s'est pas levé ? Je plisse les yeux vers la table où était ma mère. Je ne le vois pas. Mon coeur s'emballe. Mais si je suis l'Elue? Je ne le reverrai pas avant de partir ! Il arrive toujours à l'heure d'habitude pour me dire au-revoir. Je commence à m'agiter. Les mères crient "bon courage!" Et le brouhaha se fait plus grand. Ils vont ouvrir les portes, bientôt.