À une esquisse près

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C'est un jeudi comme les autres.

Rintarō vient de finir son cours de Culture Générale et doit patienter une heure et demie avant le début de son cours d'Arts Numériques.

C'est un jeudi comme les autres jeudis de novembre, le froid mordant du matin fait place à un air plus doux l'après-midi ; ce jeudi-là, le ciel est couvert, les nuages lourds de pluie sans pour autant la laisser tomber.

Ce qui est une bonne chose, parce que Rintarō ne porte qu'un hoodie vert dont la capuche ne le protégerait pas plus que ça, et il n'aime pas rentrer sous la pluie quand il a son skate.

Comme tous les jeudis de son cinquième semestre universitaire, il déambule au hasard dans les allées du campus à la recherche d'un coin tranquille et inspirant. Il le trouve contre un amphithéâtre, le numéro six, situé entre le numéro cinq et le numéro sept, les trois amphithéâtres construits côte à côte, regroupés sous un long préau, surplombant de quatre marches le bâtiment administratif.

Contre cet amphithéâtre numéro six est déjà assis un garçon. Un garçon qui semble avoir l'âge de Rintarō. Ses cheveux teints en gris volettent paisiblement au grès du vent, ses yeux métalliques sont baissés vers le livre ouvert entre ses mains – des mains larges et jolies, presque parfaites à l'exception d'une petite cicatrice blanche sur la première phalange de son index gauche.

Rintarō s'assied sur son skate à un mètre de ce garçon, pose son sac devant lui, sort son carnet de dessin et un crayon à papier. Il feuillette rapidement pour trouver une page vierge, jette un coup d'œil discret au garçon, à la posture de ses épaules, à l'inclinaison de son visage, la ligne de sa mâchoire.

Son crayon court sur le papier, son style de prédilection est l'hyperréalisme donc c'est une très bonne excuse pour observer – le plus fugacement possible – le moindre détail de sa nuque qui n'est pas cachée par la capuche de son manteau bleu. Il aime dessiner en premier le corps, s'occuper du visage en dernier parce qu'il y a toujours cet instant où il fait face à un dessin sans visage, impersonnel et inconnu, il aime la sensation d'y donner enfin vie en ajoutant les yeux, le nez, les lèvres.

Sauf que, pour la première fois en douze ans de pratique, il se dit qu'il aurait dû commencer par le visage.

Parce que le garçon finit par fermer son livre, le ranger dans une pochette en tissu épais puis ranger la pochette en tissus épais dans son sac noir, se lever et partir sans avoir remarqué la présence de Rintarō.

Rintarō regarde peut-être un peu trop longtemps son esquisse incomplète.




Le problème de la fac, c'est qu'il y a énormément d'étudiants. Et que personne ne connaît personne.

Durant trois semaines, Rintarō s'est surpris, de temps à autre, à chercher ce garçon du regard – dans l'unique but de finir son portrait – et à être plusieurs fois tenté de demander à chaque personne qu'il croise si elle le connaît. Mais reconnaître un étudiant parmi des milliers d'autres sans savoir à quoi ressemble son visage est peine perdue, alors il se contente de rester silencieux et tourner brusquement la tête chaque fois qu'il aperçoit un reflet gris ou bleu.

Et puis, le premier jeudi de décembre, le dernier jeudi avant les partiels, entre son cours de Culture Générale et son cours d'Arts Numériques, Rintarō laisse ses pas le guider jusqu'à l'amphithéâtre numéro six.

Le garçon est là.

Il ne lit pas le même livre, cette fois, la couverture est noire au lieu de beige, le titre écrit en doré au lieu de rouge, et il est plus grand, obligeant ses doigts à s'écarter un peu plus pour pouvoir le tenir d'une main tout en tournant les pages de l'autre. Ses mains sont toujours aussi jolies, mais Rintarō s'arrache à leur contemplation quand il s'assied sur son skate, à un mètre de ce garçon. Il sort de son sac son carnet de dessin et un crayon à papier, feuillette pour retrouver la page sur laquelle est dessiné le corps sans visage.

À une esquisse prèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant