— Un instant, je vous prie.
Silvia avait pris son ton le plus arrogant. Son expérience d'ancienne gamine des rues lui avait enseigné qu'il fallait toujours rester maîtresse d'elle-même, même dans les situations les plus désespérées. Combien de fois avait-elle repoussé des accros à la cophyre, les yeux blanchâtres et les dents noircies, prêts à la dépouiller pour s'offrir leur prochaine dose, simplement par une parole ferme et un ton autoritaire ?
Le visiteur sembla obtempérer car il cessa de toquer. Silvia profita de cette pause pour s'habiller en hâte. Là encore, ne jamais montrer sa faiblesse.
Elle se vêtit rapidement et alla ouvrir la porte.
— Signora Aquila, fit une haute figure drapée de noir en s'inclinant.
— Je vous attendais plus tôt, répondit Silvia d'un air hautain.
Elle n'avait bien sûr aucune idée de ce dont il s'agissait, mais il lui paraissait utile de prétendre le contraire. Cela déstabiliserait son interlocuteur à tout le moins. Elle ne fut pas déçue. Une pointe de surprise, puis de respect, se fit sur le visage du visiteur.
— Vraiment ? Cela sera plus simple que prévu alors. Asseyons-nous voulez-vous ?
Et, disant cela, il se dirigea vers le bureau et prit une chaise, désignant l'autre à Silvia. Silvia lui emboîta le pas et s'assit à son tour. Elle profita de ce moment pour prendre la mesure de ce visiteur inopiné.
Il était vêtu d'une longue robe noire et d'une toque pourpre, comme un docteur en droit ou un médecin. Son visage, tout empreint de sévérité, n'était ni jeune ni vieux. Sur son nez aquilin reposaient une paire de besicles, qui accentuaient son expression de réprobation permanente. Pourtant, sa voix était plutôt mélodieuse. Une fois installé, il sortit une pipe de son sac, en offrit une à Silvia – qui refusa – et, après avoir tiré une bouffée, reprit :
—Vous prenez les choses mieux que je ne l'aurais escompté, en vérité. Pas trop surprise d'être l'une des ardentis, Signora ?
— Qui lutte contre le Destin est un fou, ou un dieu. J'espère bien être ni l'un ni l'autre. Et vous ?
Toujours entretenir le flou. La remarque de Silvia fit mouche et le visiteur éclata de rire. D'un rire étonnamment bon enfant, dépourvu de sous-entendus.
— Voilà qui est bien dit ! s'exclama-t-il une fois remis de son hilarité. Moi ? Je ne suis que l'humble Dottore Vito, serviteur de feu le doge Dandolo. Peut-être fou, mais certainement pas Dieu. Quant à vous... certains disent pourtant que les ardentis sont des demi-dieux choisis parmi les hommes.
— Seulement les ignorants.
Silvia se croyait en pleine partie de Cébette, à bluffer comme un changeur de talents sur le pont Vecci. Elle devait cependant pousser son adversaire à dévoiler son jeu. Manifestement, ces ardentis constituaient une sorte de profession dont elle n'avait jamais entendu parler. A sa décharge, elle venait de quitter sa campagne Romagne pour tenter sa chance à Sapienza. Et cette catégorie de personnes disposait manifestement d'un statut spécial. Tout cela était peut-être en rapport avec la carte d'or qui s'était mystérieusement gravée sur sa chair. Quant à ce Dottore Vito, envoyé par les autorités, il cherchait à lui signifier ce nouveau statut. Elle demanda, glaciale :
— Vous n'êtes donc venu que pour m'annoncer mon élévation ? C'est chose faite désormais. Y a-t-il autre chose ?
Un sourire malicieux illumina le visage du visiteur.
— L'essentiel ma chère, l'essentiel.
Et d'un geste étonnamment leste pour un docteur en droit, il lui saisit le bras.

YOU ARE READING
Sapienza
FantasyAncienne gamine des rues venue tenter sa chance à la principauté de Sapienza, Silvia se réveille dans un palazzo inconnu. Pour seul souvenir, une carte de tarot tatouée au fil d'or sur son bras. Ceux qui ont reçu la marque de la carte obtiennent de...