Parce que l'art a le pouvoir de transcender la mort.
Cela faisait maintenant dix jours que la guerre avait débuté. Enfin, c'est ce que le soldat anglais Russ pensait. En réalité, il n'en savait rien. Il avait complètement perdu le fil du temps depuis que l'on lui avait annoncé une fois de plus qu'il participerait à ce bazar. Russ n'avait jamais aimé la violence. Sa première réaction avait donc été de refuser catégoriquement. Malheureusement il n'avait pas d'autre choix que d'y obéir.Il rêvassait alors que son commandant lui expliquait le plan à suivre. Le bruit insupportable des canons le sortit de ses pensées. Ils attaquaient. Russ vit son supérieur le regarder avec de gros yeux, il comprit alors qu'il aurait déjà dû être sur le champ de bataille. Mais il avait peur. Et ce qui le terrifiait, ce n'était pas le spectacle sanglant qui se déroulait devant ses yeux, c'était le fait qu'il doive y participer. Il ne fit rien, il regarda seulement les soldats battre et s'abattre sur le sol mouillé et boueux.
Le soleil était absent, les nuages gris couvraient le ciel. Il avait plu auparavant, la terre était donc molle et glissante. Les corps bougeaient, dansaient, saignaient, volaient. Les voix chantaient, sonnaient, criaient, hurlaient. Des morceaux de terre sautaient et le bruit incessant attaquait les oreilles de l'anglais. Et ses yeux capturèrent tout ce capharnaüm en seulement quelques secondes. Il ne voulait pas y aller. Il avait une femme, des enfants, une famille, des amis, un travail. Il ne pouvait pas abandonner sa vie. Mais les soldats sur le champ de bataille, que faisaient-ils? N'étaient-ils pas en train d'abandonner leur vie et de se livrer à la mort ? C'est ainsi qu'il trouva le courage d'y aller. Il participerait à ce ballet, quel qu'en soit le prix.
Russ avait terriblement mal. Mais il continuait d'avancer, il ne voulait pas rester à terre, il ne pouvait pas. Il enchaînait les coups de feu, de poing, de pied. Il frappait tout ce qui bougeait, il ne savait plus où donner de la tête. Il ne savait pas non plus combien d'hommes il avait vaincu, mais il s'en fichait, parce que tuer était le seul moyen de survivre. Soudainement, la fatigue prit le dessus et il manqua d'attention pendant quelques secondes, qui furent - presque - fatales pour lui.
Russ se réveilla lentement, laissant ses yeux s'habituer à la lumière. Son corps était allongé par terre. Il tourna légèrement la tête vers la gauche et écarquilla les yeux. Son commandant, mort, était juste à côté de lui. Il se releva doucement et hurla lorsque la douleur émergea dans ses muscles. Il mit rapidement sa main sur sa bouche, réalisant sa bêtise, mais il fronça les sourcils. Personne n'était venu. Étaient-ils tous morts ? Quoi qu'il en soit, une énorme crevasse tailladait son mollet droit. Il déchira quelques bouts de tissu de sa veste et banda sa chair. Il ne connaissait pas les premiers soins de secours, alors il improvisa. Il fut quelques nœuds par-ci par-là, afin de faire un garrot. Il réussit à se mettre sur sa jambe gauche - qui était moins douloureuse - et admira le spectacle qui lui était offert. Des corps frêles, portant des vêtements englués par le sang et la boue s'étendaient à perte de vue. Il tenta de marcher malgré la migraine qui s'emparait de sa tête. Il vérifia que son arme était toujours avec lui. Il était complètement déboussolé. Où était le nord ? Par où aller ? Pour faire quoi ? Il ne savait plus. Il décida donc d'avancer tout droit en boitant et en essayant de ne pas brailler à chaque mouvement.
Le ciel était nuageux à souhait, les arbres défeuillés et le sol fourmillait de soldats décédés. Tout était gris, et Russ crut pendant un instant qu'il avait perdu la notion de couleur. Cependant, le parfum de cendres mêlé à celui de la poudre à canon lui indiquait qu'il n'avait pas perdu l'odorat. Sa jambe droite lui faisait souffrir le martyr, et seulement lorsqu'il allait abandonner et s'écrouler, il aperçut une forme au loin. Russ distingua un objet massif. Il s'approcha lentement, méfiant. Et quelle fut sa surprise quand il reconnut le meuble : un piano. Un piano à queue, fait entièrement de bois, se trouvait là au beau milieu des corps. Le soldat resta interdit. Il était si concentré sur la scène qu'il ne se posa aucune question, et sans même qu'il s'en rende compte, ses jambes l'amenèrent à l'instrument. Il tomba à genoux et ses doigts appuyèrent délicatement sur quelques touches. Il s'arrêta un instant, puis joua naturellement Rêverie, de Debussy. Il l'avait apprit alors qu'il n'était qu'adolescent et y avait passé des heures, recommençant à chaque petite erreur. Russ connaissait la mélodie par cœur, et elle était si fluide, comme si le soldat l'avait toujours connu sur le bout des doigts. Soudain, le ciel s'éclaircit et un faible faisceau de lumière vint se déposer sur le pianiste et son piano. Ce changement ne déstabilisa en rien l'homme, qui continuait de jouer. Russ se sentait si bien. L'épuisement le frappait, et jouer cette mélopée était comme s'envoler dans un monde parallèle où tout n'était que douceur et paix. Puis éventuellement, la musique se termina, et le silence retomba.
« C'était très joli. » retentit une voix.
Russ sursauta et se retourna vivement, main sur son arme. Il eut la force de se lever mais restait tout de même confus, peut-être était-il encore dans sa rêverie. Il dévisagea l'homme qui se trouvait devant lui et remarqua qu'il s'apprêtait à parler de nouveau. Mais Russ l'interrompit en posant son index sur sa propre bouche, signifiant à son vis-à-vis de se taire.
« Écoutez. » prononça Russ.
Le silence - et rien que le silence - régnait. Calme et pesant, léger et agité. Agréable et pourtant si angoissant. Aucune brise, aucun vent. Plus de cris, plus de tirs, plus de vie. Le temps était comme paralysé et tout était immobile. Malgré tout les êtres inanimés dont l'endroit grouillait, une certaine paix en émanait. Et la tranquillité était si envoûtante que même leur repsiration n'était plus entendue.
Et lorsque les corps ne dansèrent plus, lorsque les cris se turent, ils savourèrent la douce mélodie singulière de l'après-guerre.
C'est ainsi qu'ils comprirent.
Ils comprirent qu'ils étaient les seuls, seuls au monde.
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seul(s) au monde
Historical FictionEt lorsque les corps ne dansèrent plus, lorsque les cris se turent, ils savourèrent la douce mélodie singulière de l'après-guerre.