Chapitre unique

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Il était déjà 13 heures 34. Or j'étais attendue, en ce dimanche 20 février 2002, par mon frère Alfred au manoir que nos grands-parents paternels nous avaient légué, puisqu'ils avaient déshérité mon père. Nous nous étions donné rendez-vous sur les lieux à 15 heures, et, sachant que j'habite à environ soixante-quinze kilomètres, il fallait vraiment que je me dépêche.

Je me suis maquillée en vitesse, j'ai attrapé des vêtements au hasard dans ma commode et je me suis habillée. Mon chat Léo, roulé en boule sur mon lit, surveillait le moindre de mes mouvement de ses grands yeux verts. J'étais sur le point de passer le seuil quand il commença à miauler avec insistance.
"Eh bien? Tu as faim? , fis-je, me demandant ce qui lui prenait si soudainement. J'ai saisi le sachet de croquettes qui trônait fièrement sur le frigidaire et je me suis dirigée vers la gamelle.
"Tu as décidé de me faire tourner en bourrique, toi!", m'écriai-je en apercevant le récipient encore plein.
J'ai reposé le paquet sur la table de la cuisine et j'ai ouvert la porte. Soudain, mon Léo s'est mis à siffler et à grogner furieusement. J'ai sursauté. Ce n'était pas du tout dans ses habitudes. Je suis revenue sur mes pas, l'ai pris dans mes bras et suis allée l'installer énergiquement dans le fauteuil qui lui était réservé. Je lui ai jeté un dernier regard et suis rapidement sortie de chez moi. J'ai couru en direction de ma voiture en boitillant légèrement, j'ai mis le contact et me suis enfin mise en route.

Pendant le trajet, un tas de questions tourbillonnait dans ma tête. Pourquoi mon chat avait-il eu un comportement aussi étrange? Il était hors de question de faire demi-tour pour m'assurer que tout allait bien... Mes pensées se sont ensuite orientées vers la disparition de mon grand-père. Certes, nous n'avions pas beaucoup de détails sur les circonstances de son décès. En fait, nous ne le connaissions même pas vraiment. Mon frère et moi n'étions proches que de nos grands-parents maternels. Enfants, nous passions presque toutes nos vacances chez eux. Toutes les fêtes, tous les anniversaires, nous les avions passés en leur compagnie.
Finalement, j'ai préféré me concentrer sur la route. J'aurai mis pratiquement une heure pour arriver à destination. Alfred, lui, était déjà là, avec sa tignasse d'un magnifique roux flamboyant. Et il était toujours aussi ponctuel : j'avais pourtant plus de dix minutes d'avance!
Mon frère m'adressa un grand sourire et dit claquer sa main dans mon dos dès que je fis sortie de mon véhicule. Je l'aime énormément, même s'il n'est pas toujours très délicat..!

"Aïe! Sois plus tendre avec ta grande sœur, espèce de brute! ", m'écriai-je en riant.
Oui, je suis la grande sœur d'Alfred, et nos avons dix ans d'écart : il a 25 ans, et moi 35. Mais entre nous, nous sommes toujours des enfants.

- Au fait, comment va ta hanche?
- Ça va, ça va. Et dire que je pensais que l'équitation était un sport sans risques!

Il éclata alors de rire, ce rire puissant qui lui correspond si bien, puis il passa ses grands bras musclés autour de moi, manquant de peu de m'étouffer. Il me souleva de manière à ce que mes pieds ne touchent plus le sol.
- Alors, qu'est-ce que tu penses de ça? , fit-il avec un air espiègle.
- Arrête ça! Pose-moi tout de suite!
Un bruit de moteur interrompit net mes efforts pour me dégager de son étreinte. Le symbole imprimé sur la carrosserie ne laissait aucun doute, c'était le notaire. Je me demande encore pourquoi je m'en souviens avec autant de précision : il avait des grands yeux bleu clair, était de taille plutôt moyenne, et sa chevelure brune encadrait son visage fin. J'ai remarqué qu'il avait une tâche d'or dans l'œil droit.
- Thomas Lamaison, de l'office notarial Monchezmoi. Enchanté.
J'étais encore coincée dans les bras de mon petit frère.
- Alfred, lâche-moi s'il te plaît, soufflai-je.
Lorsque je pus enfin m'extraire de la pression que mon cadet exerçait sur ma poitrine, je suis allée tendre la main au dénommé Lamaison, en arborant un sourire amical. Il la regarda pendant quelques secondes, puis, fixant à nouveau ses yeux froids dans les miens, l'empoigna, gardant cependant une expression totalement imperturbable.
- Anna Moreau. Ravie de faire votre connaissance.
Alfred se présenta à son tour, puis revint farouchement se poster à mes côtés. Le notaire nous précéda et sortit un trousseau de la poche de son manteau. Il comportait deux clés courtes et une grande clé rouillée qui me sembla à cet instant être très ancienne. Il glissa cette dernière dans la serrure et la fit pivoter. La porte s'ouvrit en grinçant. Mon attention fut retenue par une faible lueur provenant de l'intérieur du manoir, mais Alfred m'interpella :
- Au fait, fit-il en agitant une superbe boussole en cuivre sous mon nez, regarde ce que j'ai réparé hier!
Il a toujours eu du talent pour inventer et réparer des objets.
- Un ami me l'a donnée en pièces et m'a dit que je pourrais la garder si j'arrivais à la réparer. Maintenant, elle me montrera toujours le bon chemin!
L'instrument brillait de mille feux. Il indiquait que le Nord était devant nous, en direction de la porte de la maison.
Mr. Lamaison nous invita à entrer. Nous venions de pénétrer dans une grande salle sombre. Du carrelage émanait une fraîcheur humide, et une puissante odeur de renfermé remonta jusqu'à mes narines. Face à la porte d'entrée se dressait un escalier colossal qui se divisait plus haut en deux branches symétriques. Deux chandeliers étaient postés aux extrémités du hall, complétant ainsi l'aspect géométrique de l'endroit.
- Nous allons faire le tour de la propriété, si vous voulez bien me suivre, fit Lamaison d'un air impatient. Nous sommes actuellement dans le grand hall du manoir, avec son carrelage en marbre de Carrare. Votre aïeul ayant quitté les lieux depuis quelques mois pendant lesquels il a été hospitalisé, je vous demanderai de bien vouloir faire preuve d'indulgence en ce qui concerne l'état de la demeure.
Il nous fit signe de le suivre. Mon frère émit un sifflement.
- C'est un petit peu vieillot, mais c'est immense..! , fit-il avec un air ébahi.
Le visage du notaire se crispa en une grimace. J'ai retenu un éclat de rire.
Il nous fit passer une arche. Nous venions d'entrer dans la salle à manger. Il s'agissait d'une grande pièce relativement peu meublée qui devait être plutôt lumineuse en été, mais terriblement froide en hiver. La poussière semblait s'être accumulée depuis des années. De grandes fenêtres donnaient sur le jardin, dans lequel le brouillard tombait peu à peu. Une nappe rouge était restée sur la table rectangulaire, autour de laquelle étaient disposées une demi-douzaine de chaises. Au dessus de celle-ci, un lustre chargé de verroteries était suspendu au plafond. Une longue desserte était alignée contre le mur faisant face aux fenêtres. Elle était recouverte de bibelots en tous genres. Alfred pouffa :
- A quoi ça peut bien servir, tout ça?
J'haussai les épaules avec scepticisme.
Ignorant la remarque de mon frère, Lamaison poursuivit son chemin.
- De cette salle à manger, nous allons passer au petit salon.
- Euh... Petit? Ah bon... , fit Alfred en le découvrant.
Une imposante cheminée se dressait devant un grand canapé en velours cramoisi, deux fauteuils identiques en velours également siégeaient de part et d'autre. Le tout reposait sur un large tapis en laine aux motifs floraux. A l'opposé de la pièce, il y avait un piano demi-queue. Je ne pus m'empêcher d'aller y jeter un coup d'oeil. Je fus immédiatement intriguée par le fait que l'instrument était parfaitement lustré, ce qui contrastait avec le reste. Sans attendre l'autorisation du notaire, je soulevai le tissu qui recouvrait le clavier et me mis à jouer.
- Tiens, cette touche reste enfoncée, comme sur le piano que j'avais quand j'étais petite...
- Madame, s'il vous plaît, pouvons-nous continuer la visite?
- Eh Anna! T'as vu ça? C'est moche!
- Permettez-moi, Monsieur, de vous signaler que ce tableau a une très grande valeur : c'est un authentique François Dupinceau, célèbre artiste du XIXème siècle! La manière dont il représente ce jardin japonais, le réalisme des détails est incomparable! Admirez donc les couleurs, l'artiste a travaillé les complémentaires! C'est tout simplement magnifique! La touche est d'une sensibilité sublime, et les nuances sont tellement travaillées que l'on pourrait presque percevoir les parfums! D'ailleurs, ça me rappelle mon dernier voyage au Japon... J'ai visité des jardins traditionnels, c'est exceptionnellement ressemblant! Et Tokyo, Tokyo est une ville absolument extraordinaire! Connaissez-vous Tokyo? Et La Chine! Etes-vous déjà allés vous promener sur la Grande Muraille? Le paysage est superbe! Et les marchés flottants de Thaïlande? Et les bols tibétains? Ah, j'entends encore leur douce mélodie résonner à mes oreilles..!
Alfred s'était rapproché de moi discrètement.
- Il faudrait peut-être lui dire d'arrêter, non? , me chuchota-t-il.
- ... la baie d'Along!! Et les saveurs orientales! Les nems! Les ramen, les sushi!! Exquis!! Délicieux!! Et l'apothéose de la culture littéraire nippone! Le manga! Ca se lit à l'envers, c'est très à la mode! Tout le monde lit des mangas! Et dire que ça date du XVIIIème siècle...
Mon frère se racla la gorge.
- Monsieur! S'cusez-moi de vous interrompre, mais...
- Hum, oui. Poursuivons. Nous allons donc enchaîner avec la bibliothèque.
Il nous mena finalement à travers un long couloir lugubre où était accrochée une tapisserie représentant une scène de chasse, encadrée par deux trophées : une tête de sanglier et une autre de chevreuil dont les yeux exprimaient une détresse infinie.
- Quelle horreur, comment peut-on vivre parmi des cadavres empaillés?! , m'indignai-je. Je n'aurais jamais pu m'entendre avec ce grand-père..! C'est trop mignon, un chevreuil... C'est peut-être en partie pour ça que papa s'était éloigné de ses parents..!
- Quoi, t'aurais pas aimé tirer deux trois pigeons avec "Papi"?
- Je ne plaisante pas avec ça.
Nous arrivâmes alors devant une porte en chêne à deux battants. Lamaison posa sa main sur la poignée et tenta de l'ouvrir, en vain.
- Saperlipopette, c'est fermé à clé.
Il sortit à nouveau son trousseau et essaya d'introduire chacune des trois clés dans la serrure. Aucune ne correspondait.
- Tch, 'manquait plus que ça! , pesta-t-il.
- T'inquiète pas, m'sieur Lamaison, Super Alfred est là avec son couteau suisse magique! , fit mon frère en posant une main sur l'épaule du notaire.
Il crocheta la porte et l'ouvrit sans difficulté.
- Dis-moi, depuis quand as-tu basculé dans la délinquance? , ironisai-je.
- Merci, "Super Alfred", marmonna Lamaison.
- Heureux de vous avoir rendu service. De toute façon, 'faut bien que ça serve à quelque chose, d'avoir constamment un Opinel sur soi.
Remettant le couteau dans sa poche, il tomba sur sa boussole et la sortit à nouveau.
- Rha, j'avais passé des heures à la réparer et voilà qu'elle débloque totalement dès le premier jour!
- Qu'est-ce qui t'arrive?
J'ai regardé l'instrument. L'aiguille tournait dans tous les sens à une vitesse hallucinante.
- J'essaierai de voir si je peux faire quelque chose plus tard.
- Bien. Continuons la visite.
La bibliothèque du manoir était immense. Il s'agissait d'une grande pièce froide et sombre, avec quelques ouvertures sur le terrain. De grandes étagères recouvertes de livres anciens étaient alignées perpendiculairement aux murs. Ce lieu me fit penser à la bibliothèque que je fréquentais quand j'étais encore au lycée.
Lamaison nous conduisit à travers une allée.
- Nous sommes donc dans la bibliothèque de la propriété. Elle regroupe toutes sortes de livres de diverses époques et origines.
Soudain, au moment précis où le notaire acheva sa phrase, un vieux dictionnaire épais tomba sur le parquet. Les feuilles jaunies se mirent à se feuilleter d'elles-mêmes avant de s'arrêter à la page 158. L'encre commença alors à se déplacer, et lentement, nous vîmes apparaître le mot "Destin" en lettres capitales. La définition ne tarda pas à s'écrire à son tour : "Ensemble des événements, le plus souvent malheureux ou tragiques, qui composent la vie humaine et qui semblent réglés en vue d'une issue fatale ou commandés par une puissance supérieure." Nous restâmes un long moment figés, sans voix, personne n'osant rompre le lourd silence qui régnait maintenant entre les rayonnages.
- C'est franchement flippant...
Le livre sembla profiter de cette déclaration pour se refermer d'un coup sec.
Un long frisson parcourut mon dos.
- Je n'ai aucune envie de m'attarder un peu plus ici... Ramassons ce dictionnaire et quittons cet endroit...
Tentant de réprimer son appréhension, Alfred tendit une main hésitante vers l'ouvrage et le remit à sa place sur l'étagère.
Nous nous dirigeâmes d'un pas rapide vers la sortie et emboîtâmes le pas de Lamaison qui avait maintenant doublé d'allure. Malgré mes douleurs à la jambe droite, je maintenais le rythme. Dans la précipitation, le notaire marcha sur un objet qui émit un couïnement sous ses pieds : c'était un os en caoutchouc. Il sursauta violemment.
- Quel abruti je fais, avoir peur d'un jouet pour chien!!
Mon frère retint un éclat de rire nerveux. Quant à moi, je n'étais pas vraiment d'humeur à plaisanter.
Nous empruntâmes finalement l'escalier monumental menant aux étages, sous la pluie de jurons poussés par Mr Lamaison.
La première pièce que nous visitâmes au premier fut la salle de bains. Une grande baignoire victorienne longeait le mur qui faisait face à la porte. Un miroir d'une propreté exceptionnelle était fixé au dessus du lavabo sur pied assorti à la baignoire. Un peignoir trempé pendait au porte-serviette. Des gouttes d'eau s'écrasaient lourdement sur le sol à intervalles réguliers. Tout à coup, tout devint plus sombre. Je distinguais à peine les contours du lavabo. J'ai levé les yeux jusqu'au miroir, dans lequel je vis mon reflet sans aucune difficulté. Au moment où je commençais à prendre peur, la lueur que j'avais déjà aperçue en entrant dans le manoir réapparut et passa derrière moi avec une rapidité telle que je me demandais si ce n'était que le fruit de mon imagination. Puis tout redevint normal. La clarté du jour était revenue.
- Vous l'avez vue?!
- Quoi?
- Si c'est de la lueur dont vous parlez, oui... Je l'ai vue également. Et ça n'a rien de rassurant.
- Je l'avais aperçue en entrant tout à l'heure, et maintenant, la voilà qui revient...
- Vous êtes ridicules, tous les deux! Si ça vous plaît d'avoir la trouille, alors dites-vous que ce manoir est hanté! , fit Alfred avec un air sarcastique.
- Et comment expliqueriez-vous ces phénomènes étranges qui se multiplient, Super Alfred? Enfin... Hanté ou pas, nous finirons cette visite, répondit Lamaison d'un ton sec. Suivez-moi jusqu'à la chambre de votre grand-père.
Nous traversâmes un corridor dont les murs étaient décorés de quelques portraits. A l'extrémité de ce couloir, nous débouchâmes sur une porte grande ouverte. Mon regard fut immédiatement attiré par une liasse de papiers griffonnés qui dépassait du tiroir de la table de chevet. Alfred, plus rapide et curieux que moi, l'attrapa et commença à lire à haute voix :
- "Je me sens tourmenté. Est-ce la vieillesse ou la folie qui s'empare de moi? J'entends souvent ton piano, Lisa, les touches s'enfoncent d'elles-mêmes et jouent cet air triste qui te plaisait tant. Est-ce toi? Est-ce toi qui murmure parfois à mes oreilles, le soir? Viendras-tu me chercher pour m'emmener avec toi? Tu me manques terriblement..."
- Alfred, regarde ce que j'ai trouvé au fond du tiroir... Elle est magnifique! Dommage qu'il n'y ait pas la deuxième...
Mon frère semblait bouleversé. Il ne daigna même pas jeter un coup d'oeil à la superbe boucle d'oreille en diamant que je tentais de lui montrer. Lamaison, lui, consultait son téléphone portable, sans doute dans le but de savoir de combien de temps il allait être en retard sur son planning.
Je remarquai qu'une grande malle était postée dans un coin de la pièce. Avec un peu de chance, je pourrai y trouver la seconde boucle. Alfred, toujours plongé dans sa lecture, ne prêta pas attention à moi. Je me suis dirigée vers la malle et j'ai posé ma main sur la poignée. C'est à ce moment là que je vis qu'une petite étiquette vierge y était accrochée. J'ai ouvert le coffre. Un hurlement strident s'en échappa, ainsi qu'un violent courant d'air. Je ne pus retenir un cri, lâchai précipitamment le couvercle en faisant un bond en arrière et me lançai dans l'escalier, suivie de près par Alfred et Lamaison, qui glissa malencontreusement sur le jouet pour chien et s'applatit sur le sol, face contre terre. Le temps qu'il se relève, un air mélancolique s'élevait du salon. Terrorisés, nous prîmes la fuite, sans même prendre le temps de refermer la porte.


Quelques temps plus tard...
Maintenant, je préfère ne plus parler de cette maison. Je pense qu'elle restera à jamais la propriété de mes grands-parents.
Mon chat Léo a retrouvé sa légendaire sérénité.
Alfred a réparé sa boussole, qui à présent fonctionne à merveille.
Quant à Mr Lamaison... Aucune nouvelle. Peut-être que son portable est en ce moment même en train de sonner sur le parquet de la chambre de "Papi".

Destin : DéfinitionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant