Ton absence

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Il avait tellement bu que les larmes qui roulaient sur ses joues rougies lui semblaient comme des perles d'alcool dorées, amères et brûlantes. À travers la brume lacrymal qui obscurcissait son regard, il parvint à distinguer une horloge sur le mur au fond du bar. 23 heures. Il était ici depuis six heures et il lui semblait qu'il n'avait pas cessé de pleurer. Il pensa à tous les instants de sa vie où il avait cru être malheureux, il l'avait CRU. Il se rendait compte aujourd'hui qu'il n'avait jamais su auparavant ce que c'était de souffrir. Il n'était pas question d'un petit malheur, ce n'était pas le chagrin d'un enfant qui pleure son animal de compagnie, la peur d'un adolescent qui affronte la solitude, le déchirement d'un jeune adulte qui quitte le foyer de son enfance. La douleur qu'il ressentait lui semblait être celle de toute l'humanité, il avait connu l'amour, le grand amour, celui dont parlent les histoires, celui qui parait impossible, et il avait la sensation d'encaisser sur ses frêles épaules le poids de la douleur du monde entier.

Il n'arrivait pas à bouger, ni à parler, les quelques mots qu'il avait dits au barman en arrivant : "Donnez-moi ce que vous avez de plus fort et en quantité, j'ai de quoi payer." lui avaient déchiré la gorge. Sa musique, autrefois le seul remède à sa douleur était désormais hors de sa portée, le moindre accort, la moindre note lui donnait un besoin de hurler, le moindre détail, la moindre fleur, le moindre chant d'oiseau, même le vent soufflant dans les feuillages des arbres, tout lui rappelait Elle. Comment vivre alors que notre vie vient de nous être arrachée ?, se demandait-il. Il était désemparé, son ivresse le faisait délirer de plus en plus, il se mit à parler tout haut sans s'en apercevoir, énonçant des propos incohérents comme quelqu'un qui parle dans son sommeil.

"Je t'aime.... je t'aime..... Promets-moi que tu m'aimeras toujours ! Dis le ! Oui... NON !!! ARRÊTE !! ARRÊTE !!!!! POURQUOI TU T'EN VAS !!! REVIENS ! Reviens...... Ne m'abandonne pas.... je ne suis rien sans toi... ce n'est pas drôle arrête... CHÉRIE TU ES LÀ ! J'étais mort de peur comment as-tu pu me faire ça ??? Non !!! Non ne disparais pas encore, non !!!"

Puis, le noir total. 

Une puissante rafale de vent secoua son corps figé. Il se réveilla, difficilement, son crâne lui faisait mal comme s'il était rempli de pierres qui se frottaient les unes aux autres et s'entre-choquaient. Il lui fallut une minute pour s'apercevoir qu'il était étendu de tout son long dans l'herbe à côté de la rivière et que la nuit était bien avancée. Combien de temps avait-il passé là ? Il secoua la tête, réalisant l'absurdité de cette question, comparé à celle de savoir pourquoi il était là. Lentement, comme pour ne pas se brusquer, il s'agenouilla dans l'herbe humide, se pencha vers la rivière et y plongea les mains avant de s'asperger le visage d'eau glacée. D'habitude, ce geste avait le don de le calmer, mais cette fois, il ne put qu'avoir froid. À force de concentration, il parvint à rassembler quelques brides de souvenirs, il se revit frapper un inconnu et le son d'une porte qui claque emplit ses oreilles.

Il contempla un moment son reflet dans l'eau de la rivière, il se fit peur et il se fait honte. "Ce n'est pas digne de toi, ce n'est pas digne d'Elle !", pensa-t-il. Il était échevelé, lui dont les amis de ses parents avaient si souvent vanté les mérites de ses boucles blondes durant son enfance, sa peau était rouge, ses yeux cerclés de cernes et de longues traînées glissant sur ses joues laissaient deviner le sillon de ses larmes. C'était comme s'il avait pleuré tout l'éclat et la vie de ses yeux noisettes qui ne brillaient plus, et que cette force avait brûlé sa peau, creusé son visage. Il n'était plus qu'une loque, il ne se sentait pas vivant, pas humain. Il n'espérait plus rien en la vie, rien sans elle.

Il décida d'en finir. Il voulait que tout s'arrête, il ne voulait rien vivre avec elle, alors sa vie s'achèverait parfaitement, alors il pourrait être heureux d'être vécu. Il avait connu le bonheur absolu et irremplaçable, il ne voulait plus rien connaître d'autre. Cependant, il lui restait une dernière chose à faire, il voulait tout se remémorer, il voulait revivre toute leur histoire. Avant de faire le grand saut, il avait besoin d'être près d'elle une dernière fois, de se souvenir de pourquoi il avait été le plus heureux des hommes, pour pouvoir partir dernièrement et sans regrets.

Le musicien et la goutte d'eauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant