Berthe était une femme que d'aucuns auraient qualifiée de peu farouche. Malheureusement, avec sa nuque épaisse, son front saillant et son regard bovin, elle était aux antipodes des canons de beauté de son époque (comme de la nôtre), raison pour laquelle elle n'avait pas encore trouvé chaussure à son pied (qu'elle avait par ailleurs fort large). En cette année 1869, et pour une fille de ferme ayant atteint l'âge vénérable de 21 ans, cela relevait davantage du record cocasse que de la simple anomalie.
Il est communément admis que l'on ne choisit ni son physique, ni sa famille. A cet égard, Berthe n'était guère mieux lotie : sa mère était morte avant qu'elle ne fasse ses premiers pas. Il ne se passait pas un jour sans qu'elle ne souhaitât que son père, Émile, dit Mimil-Bonne-Main, trente-six printemps et moitié moins de dents, n'eût subi le même destin. L'origine du sobriquet de cet ivrogne notoire était double : il y avait tout d'abord sa condition de manchot qu'il devait à une énième crise de goutte, mais aussi sa malchance aux cartes, qui en faisait la risée du village. Comme pour l'œuf et la poule, personne n'était en mesure de déterminer lequel de ces deux énoncés précédait l'autre. Et de toute manière, des poules, il n'y en avait plus : Mimil les avait toutes perdues au cours d'une partie de belotte.
C'est ainsi que la pauvre Berthe s'échinait tout le jour durant, essayant tant bien que mal de maintenir la ferme familiale à flot. Ce sacerdoce, elle ne l'acceptait ni pour l'argent (le moindre sou gagné servait à rembourser les dettes de son père) ni pour la reconnaissance (le vieux était aussi ingrat qu'il était laid); simplement, qu'aurait-elle bien pu faire d'autre? Elle n'avait ni la beauté ni la grâce des charmantes petites paysannes qui paradaient sur la grand place, et sans être stupide, elle était loin d'être le couteau le plus affûté du tiroir. Le village était bien doté d'une école, qu'elle avait fréquentée à raison d'une matinée par semaine jusqu'à ses huit ans, hélas, Mimil-Bonne-Main l'en avait retirée, préférant que sa fille l'assiste dans sa nouvelle aventure, à savoir la confection de vêtements en laine. Elle se chargerait de la tonte des moutons, et lui du tricot. Pour plusieurs raisons évidentes, cette affaire fut un véritable échec, mais Berthe ne retrouva pas le chemin de l'école pour autant (au sens propre comme au figuré : elle n'avait jamais eu un sens de l'orientation très développé). Une fois sa journée de labeur terminée, elle aimait s'asseoir devant la fenêtre, qui avait l'avantage non négligeable de donner sur le bordel, fleuron de l'activité économique du village. C'était sans nul doute ce qui avait décidé Mimil à emménager dans cette masure constituée d'une seule pièce suite à l'incendie de leur maison (peu de temps avant le drame, ce dernier s'était lancé dans la fabrication et la vente de bougies).
« Va me chercher mes gants, y fait un vent à décorner un cocu dehors! Beugla Mimil, tirant Berthe de sa rêverie quotidienne tout en enfilant tant bien que mal sa veste mitée.
L'intéressée s'exécuta, non sans un soupir, et enfila les gants sur les moignons bouffis de son pochtron de père. Mimil avait beau sentir la soupe et avoir le cheveu rare, il tenait néanmoins à se mettre sur son trente-et-un lorsqu'il partait s'imbiber avec ses comparses de la taverne.
— Pis enlève c'te saloperie d'ton visage, t'as l'air d'une pute! » Dit il ensuite, la gratifiant au passage d'un rictus partiellement édenté.
Berthe piqua un fard et croisa son reflet dans le verre crasseux de la fenêtre. De temps à autre, elle s'autorisait une petite coquetterie et se colorait les lèvres et les joues avec du jus de betterave. Mimil grommela ensuite un flot de paroles inintelligibles, et sortit dans la nuit en claudiquant.
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L'Académie du Vice
HumorPauvre Berthe! À 21 ans, sans mari et sans perspective d'avenir, la voilà qui se retrouve vendue au propriétaire d'un grand hôtel parisien. La jeune femme pénètre alors (ou bien est-ce l'inverse?) dans un univers rempli de secrets... et de désirs in...