(IN)SOUMIS

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« Habitants de Paris, bonjour. Il est 6h. À la une ce matin, un nouveau groupe de rebelles a attaqué un supermarché au nord de la ville. Le chef de l'État s'exprime dans quelques instants... »

Un jeune homme engoncé dans des vêtements noirs coupa la radio. Il passa une main nerveuse dans sa chevelure de feu. Dans la pénombre de la chambre, seulement éclairée par les derniers réverbères encore debout, Lukas Vallet laça ses bottes aux semelles crantées. Il enfila la veste doublée qui était pendue contre le mur. À l'emplacement du cœur, un insigne luisait à la lueur crue des lampadaires : soldat de l'État.

Il poussa la porte et descendit les marches d'un pas martial. D'autres militaires se joignirent à lui, faisant trembler l'escalier de bois rongé par les mites.

Ils se dirigèrent vers la place centrale cernée de bâtiments défraîchis, et s'alignèrent en rang, le regard droit.

— Pour l'ensemble, garde à vous ! hurla un commandant.

Les soldats collèrent leurs jambes et plaquèrent leurs bras le long du corps. Le général apparut sur un promontoire de pierre.

— Gloire à l'État : notre salut et notre but.

Les mêmes mots furent repris par le régiment, tous équipés de casques et de fusils d'assaut. Le silence se fit, écrasant.

La voix du général résonnait dans la cour. Lukas, posté dans les dernières lignes, étouffait sous son casque. Alors que le soleil peinait à se lever, il régnait déjà une chaleur oppressante.

« Espinoza et Falavier, vous êtes convoqués.

La recrue à sa droite sursauta. Il quitta le rang encadré de deux soldats. Lukas se souvint s'être engagé en même temps que lui. C'était un de ces migrants espagnols qui avaient fui les incendies à répétition. Lui aussi avait une famille à nourrir, une mère ou un grand-père. Mais peu importait maintenant. Il ne les reverrait pas de sitôt.

Un gradé se présenta devant Lukas.

— Vallet, vous êtes avec nous.

Le jeune homme claqua les talons, ramenant sa main droite contre sa tempe.

— À vos ordres mon sergent.

Il rejoignit une délégation de dix autres soldats. Leur mission : faire régner l'ordre pour le bien de tous, quitte à utiliser la violence. C'était son combat. Le combat de l'État, à qui il devait obéissance.

Le peloton quitta le campement et franchit le pont de l'Alma. C'était l'un des seuls à ne pas avoir sauté sous les bombes des rebelles, toujours plus nombreux pour fragiliser le pouvoir en place. Malgré leurs sacrifices, l'État restait le plus fort. Il protégeait les habitants disciplinés, récompensait les plus courageux. Ceux qui s'enrôlaient dans son armée voyaient leur portion de nourriture doubler. Le frère de Lukas ne pouvait plus travailler. Celui-ci s'était donc engagé : il fallait bien survivre.

Les soldats sillonnèrent les avenues et les places défoncées. Quelques rats qui avaient échappé aux estomacs affamés détalèrent sur leur passage. Dans le quartier des Champs Elysées, rien ne laissait transparaître du luxe passé. Les poubelles avaient été arrachées et des détritus s'entassaient sur les trottoirs, se mêlant aux débris de verre. Les rares voitures n'étaient plus que des carcasses calcinées. Les immeubles avaient été désertés. Désormais, ils offraient leurs entrailles à l'air chargé de pollution.

Le sergent s'arrêta.

— Halte. Présence de rebelles dans le secteur.

Il désigna l'hôtel George V. Les groupes d'insurgés s'appropriaient des bâtiments emblématiques, comme pour narguer l'autorité. Aux dernières nouvelles, ils convoitaient l'Arc de Triomphe. C'était l'un des lieux les plus protégés de la capitale.

La délégation se rapprocha de la façade du palace. Des coups de fusil retentirent. Lukas arma son pistolet, prêt à se défendre.

Des insurgés affluèrent de tous les côtés. Les tirs fusèrent et du sang gicla sur les pavés crasseux. Un véhicule s'enflamma, l'air devint irrespirable.

Les yeux brouillés de larmes par une fumée âcre, Lukas discerna une petite fille au coin de la rue. Elle contemplait l'atroce spectacle de sueur et de sang. Un rebelle s'écroula devant elle. L'enfant ne cilla pas.

Elle ne devait pas assister à ce massacre. Lukas fit un pas en avant, résolu à éloigner la fillette du combat. Il hésita. Aucun soldat ne faisait attention à lui : c'était le moment.

Une bombe explosa. Les hommes furent projetés en l'air.

Le temps s'arrêta, comme retenant son souffle.

Une rafale déchira le silence. L'affrontement reprit.

Lukas sauta sur ses jambes encore vacillantes et contourna les combattants. La petite fille avait été éjectée quelques mètres plus loin. Il se précipita vers elle. Un pressentiment lui serrait la gorge.

Il s'accroupit. Le corps frêle de l'enfant gisait sur un bout de trottoir. Sa main était agrippée à une peluche poussiéreuse.

Lukas posa son oreille contre son buste. Un faible battement résonnait dans la cage thoracique trop maigre. La vie n'avait pas disparu.

Une balle transperça la poitrine de l'enfant alors qu'il était penché sur elle. Il se releva en sursaut et dégaina son arme.

Le sergent l'observait, un sourire carnassier sur les lèvres. Son pistolet fumait encore dans sa main droite.

— Il faut se débarrasser de cette vermine, Vallet. Faites attention ou vous finirez par leur ressembler. Et votre frère ne pourra que compter sur lui-même pour survivre.

Lukas tressaillit. Le sergent tourna les talons et disparut dans la brume. Le jeune homme regarda une dernière fois le corps sans vie, puis détourna les yeux. L'image de son frère mutilé s'imposa à son esprit. Un goût amer remonta dans sa gorge. Il serra le poing. Jamais il n'aurait à subir le même sort. Laissant le corps ensanglanté derrière lui, il repartit dans la mêlée.

Il resterait, même si la nausée le prendrait à chaque pas.

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