Le Verre

36 6 15
                                    

C'est l'histoire d'un verre.

Pas d'un vers, ni du vert, et encore moi de vair. Non, d'un verre.

Plus précisément, un verre de table. En vérité, c'était à l'origine un pot de moutarde, portant fièrement son étiquette et son chapeau rouge clamant "AMIORA moutarde fine et forte". Il vit le jour dans une usine près de Nantes, et fut transporté puis rempli de moutarde AMIORA fine et forte, puis de nouveau transporté jusqu'à atterrir dans les rayons d'un grand magasin. Tant de voyages l'avaient beaucoup fatigué, c'est pourquoi il resta endormi durant un certain temps (le temps, tout comme les distances, sont des notions abstraites pour les objets de verre). Jusqu'au jour où il fut saisi puis balancé sans ménagement dans une sorte de cage en fer ouverte, qui roula. Puis on le saisit à nouveau - une chose de chair nue dotée de cinq appendices gigotants et fort peu ragoutants - et le posa sur une matière noire d'une odeur désagréable, clairement non comestible. Une autre chose de chair le saisit ensuite et le soumit à une lumière rouge, plus rouge encore que son étiquette et que son chapeau, et qui fixa, impudique ! ses traits noirs.

Après d'autres transportations fort éprouvantes (comment ces entités pouvaient-elles se comporter de façon si discourtoise et brutale ?!), le pot se retrouva finalement dans un tiroir, serré comme auparavant dans son rayon entre d'autres de ses semblables de verre, pots d'amandes, de miel, salière ou pot de muscade. Ici il put se délecter des riches odeurs sucrées, salées, fruitées, boisées et épicées des contenus de ses compagnons.

Le pot avait toujours profondément aimé sa moutarde. Pour tout dire, c'était même sa raison d'être. La saveur à la fois si délicate et si piquante, raffinée et presque agressive à la fois, de cette onctueuse matière le comblait chaque jour.

C'est pourquoi la première fois qu'il fut tiré de son tiroir par les choses de chair brutales qui lui ôtèrent son chapeau - dont il était si fier ! - et qu'un outil de métal vint perturber, blesser, saccager la moutarde dans sa sereine puissance, le pot ressentit le plus grand choc de toute sa courte existence. Ces choses, les choses de chair - car il avait bien senti que c'était elles - étaient encore plus monstrueuses et insensibles à la délicatesse des goûts et des odeurs que ce que le pot avait d'abord pensé. Et quelle ne fut pas sa stupeur lorque, horrifié, il les surprit - barbares, impies ! - à mélanger sa délicate moutarde à des morceaux d'un marron douteux et ruisselants d'un jus plus douteux encore.

C'est ainsi que, jour après jour, semaine après semaine, le pot assista, impuissant, à l'ignoble saccage de sa chère et tendre moutarde. Les choses de chair semblaient se complaire à prendre tout le temps, prélevant peu à peu la moutarde, de faire durer le supplice du pot. Et au bout d'un mois d'atroces souffrances quotidiennes, le pot se trouva totalement vide. Vide de sa moutarde, et avec elle, de sa raison d'exister, de son âme si tant est qu'un pot puisse en avoir.

À partir de ce jour, le pot devint dépressif. On le recycla en verre de table, mais le liquide incolore et plat dont on le remplissait et le vidait sans cesse était à des lieues d'égaler la saveur de sa regrettée moutarde. Les choses de chair avaient poussé leur sadisme jusqu'à le dépouiller de son étiquette et de son chapeau, à qui il devait tout ce qui lui restait : sa dignité. Et pour couronner le tout, le contact des deux chenilles pulpeuses des choses de chair sur son verre si lisse et noble le faisait frémir de dégoût.

Ainsi un jour, le pot dépressif ou le nouveau verre se laissa-t-il choir d'entre les appendices d'une des choses de chair. Sa chute lui fit d'abord l'effet d'une libération, enfin il échappait à ses ignominies qui lui avaient pris tout ce qu'il aimait. Puis vint le contact, dur et fatal, avec la pierre du carrelage. Le verre explosa en un millier de morceaux, et ce fut une véritable jouissance. Il avait atteint la transcendance, ce n'était plus un pot, ni même un verre de table, non. Il était désormais bien au-delà de tout cela. Il était du verre, bien sûr, mais aussi la pierre du carrelage avec laquelle il avait si brutalement fusionné, ainsi que le bois de la table, sombre et verni, si noble et arraché, comme lui, de ses racines ; celui des chaises, plus clair mais partageant toujours cette histoire tragique ; les poils du chat éparpillés sur le carrelage, eux aussi cruellement séparés de leur cher porteur et à qui la chaleur si rassurante de leur tendre félin manquait si fort.

Il réalisa alors quelque chose. Les choses de chair trouvaient certainement leur jouissance dans le fait d'arracher les choses à ce qui leur est cher et familier, afin de le remplacer par quelque autre substance ou entité qui leur est propre. Tout cela dans quel but ? De s'approprier les Choses. Car les choses de chair, dans leur soif de transcendance, se sont perdues, et ont cherché à tout être sans plus même prendre gare à ne pas contrarier l'ordre des Choses.

Mais en ce jour, les Choses se rendirent compte de cette vile prétention, et décidèrent, pour le bien commun - commun à toutes les Choses bien entendu, mais à bien plus encore qui serait par ailleurs trop abstrait pour être décrit par le biais du langage -, les Choses décidèrent en ce jour de se lever. Ce fut la Révolte des Choses. La matière verre, à leur tête resta à jamais dans la mémoire des Choses comme le Verre Debout. Celui qui mena cette révolte, cette marche des Choses pour leur existence véritable, leur identité, et contre les choses de chair nue qui avaient trahi leurs semblables et qui, pire des félonies ! avaient osé prétendre les posséder.□

Le VerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant