Chapitre 15

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*  *  *

J'étais assis sur un tabouret de bois devant un canevas vide. Le blanc me suffoquait, me pressait de le ravager de coups de pinceau. J'avais mal. Non. Je souffrais. C'est pour cela que je me devais de peindre mon deuil sur la toile. J'avais besoin de me libérer de ma conscience.

J'empoignai mon outil et en noyai le crin lisse de rouge, rouge comme le sang que versait mon cœur à la pensée de ce que j'avais perdu. Le pinceau, comme une extension de moi-même, poignarda le blanc de chagrin. Les traits fins et épais traversèrent le canevas telle une envolée d'oiseaux.

Une bouche apparue. Elle était parfaitement dessinée; les lèvres pleines, les courbures douces et attirantes. Chaque mot que cette bouche avait prononcé, je l'avais bu avec avidité. Les uns après les autres, je n'avais jamais été à court d'admiration.

« Mon amour, comme je me languis de t'entendre parler à nouveau. Je sais pourtant que tu as proféré ta dernière parole. »

Des yeux prirent forme sur la toile. Asymétriques, chocolats, ensorcelants... j'avais tant de mots pour décrire leur beauté unique. J'aurais pu me perdre dans leur réconfortante chaleur pendant des siècles, mais le rouge rageur dans lequel je les avais peints me rappelait qu'ils n'étaient plus de ce monde. Une joie baignée de nostalgie s'empara toutefois de moi au souvenir de ses yeux.

« J'ai vu la lumière s'éteindre dans ton regard quand tu m'as quitté, mais mon tendre, jamais tu ne m'as autant manqué. »

Un nez s'ajouta au portrait. Les gens n'aimaient pas les nez, car ils les trouvaient disgracieux et seulement utiles à porter leurs petites lunettes prétentieuses. Je n'étais pas de cet avis. Un nez, même s'il coulait en hiver, s'il était gros et central, comme un perchoir tendu fièrement pour que les merles s'y perchent, complétait le visage de quelqu'un. La bouche enivrait les passants, les yeux ouvraient la porte sur l'âme et le nez, qu'il soit majestueux ou discret, harmonisait les faciès sans expression. Et alors que je portais un dernier regard à l'appendice olfactif que j'avais peint, le mien s'emplit de l'odeur métallique du rouge.

« Les gens ne t'ont aimé que pour ton argent et pour ton corps, mais moi, je t'ai aimé pour tout ce que tu étais. »

Des cheveux complétèrent finalement le portrait. Ils encerclaient le visage si divinement, comme un halo couronnait un ange. On aurait dit des vagues soyeuses s'écrasant sur un front blanc, des boucles simples ondulants sur un rivage calme. C'était une tignasse rebelle composée de délicates mèches qui donnait l'envie foudroyante d'y plonger ses doigts.

« Tu as toujours été le seul à mes yeux. »

Je posai mon regard sur mon canevas achevé. Mes mains tremblaient, ma respiration était saccadée et j'avais envie de déchirer les dizaines d'œuvres qui m'entouraient. J'avais versé tant d'émotions dans mon travail que je me sentais à présent vide. Je ne savais pourtant pas si ce néant se traduisait en libération de mon esprit troublé ou en mélancolie profonde. Peu importe duquel il s'agissait, j'avais fais ce qu'il fallait.

Je déposait mon pinceau à mes côtés et tournai mon regard vers le sujet du portrait. Son cadavre gisait à côté de moi, l'homme dont j'étais amoureux qui n'avait pu m'aimer en retour.

« Si je ne peux t'avoir, personne ne le pourra. »

Et ainsi, le rouge tourna au bourgogne, puis au brun. Le canevas sécha avec mes larmes.

A dream come true [Français/English] [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant