De cette histoire, il ne me reste que quelques souvenirs. J'étais jeune et étudiant, constamment en manque d'argent et donc constamment en train de l'utiliser n'importe comment. Beaucoup trop de sorties en comparaison de ce que je pouvais me permettre, beaucoup trop de moments où mon compte tombait à zéro sans réaliser que nous étions à peine le 5 du mois. Un mode de vie bohème, dans une coloc' miteuse où l'idée même de remplacer la tapisserie avait disparu dès la signature du bail. Je venais d'avoir 18 ans, je recherchais l'indépendance de la vie d'adulte, sans savoir que tout ce que j'aurais au final sera la nostalgie de mon adolescence.
Un soir, je suis sorti au bar. Comme tous les soirs, en réalité. J'allais y rejoindre des amis, grattant deux ou trois pintes au passage, minimisant mes frais pour maximiser une consommation bien trop excessive d'alcool. Une routine parfaitement huilée, dont je ne parvenais à saisir la nature quasi nihiliste, comme une fatalité que je ne cherchais plus à esquiver. Toutes ces soirées commençaient de la même manière, se déroulaient de la même manière, et se terminaient de la même manière, généralement en zigzag au milieu de la route. Je ne me permettais pas de nouvelles rencontres, considérant que je n'en avais pas besoin, excuse longuement réfléchie pour masquer mes sévères lacunes sociales. Je me contentais d'être un observateur discret des évènements, adoptant une posture d'artiste contemplatif cherchant l'inspiration pour son prochain texte, son prochain dessin ou son prochain morceau. De toutes ces soirées, je n'ai pratiquement rien retenu, si ce n'est deux trois moments éparpillés dans une année qui semblait en durer vingt.
Pour autant, ce soir-là, l'atmosphère avait changé, comme un vent frais parcourant les murs froids de cette cave isolée. La musique était toujours la même pourtant, les clients ne changeant pas d'un soir à l'autre, l'air séducteur des serveuses toujours aussi efficace sur les poivrots en manque de boisson – et d'affection ; en somme, rien de concret ne laissait présager que cette routine si parfaite dont je vante tant les mérites allait voler en éclat. Je discutais simplement d'un sujet anodin avec un autre client lorsque je le sentis pour la première fois, un regard posé sur moi semblable à celui d'un liquide froid coulant le long de mon dos. La piste de danse était bondée, tous les sièges pris, et la foule s'amassant près du bar ne m'aida pas à tout de suite comprendre l'origine de ce sentiment. Alors, comme tout homme sensé, j'ai continué à boire.
Plus tard, mon regard déjà bien trouble, une jeune femme s'approcha pour commander à boire. Un cocktail dont j'ai oublié le nom, dans lequel l'alcool était dilué au milieu d'autres boissons fruitées – ce genre de boissons dangereuses qui frappent sans prévenir. « Choix audacieux », dis-je alors, presque par automatisme. « J'aime prendre des risques », me répondit la femme. « Bonne soirée », conclut-elle, sans que je ne puisse voir son visage. La seule image qui me resta d'elle était ses cheveux bleus, attachés en queue de cheval. Un simple sourire à la vue de cette image, et je me remis à boire de plus belle.
Les semaines suivantes, ma routine habituelle était déjà bien perturbée. Du samedi au jeudi, mes soirées se déroulaient comme les précédentes, avec beaucoup d'alcool et toujours aussi peu de moyens. Le vendredi, en revanche, était peu à peu source d'excitation. C'étaient les seuls soirs de la semaine où cette mystérieuse femme aux cheveux bleus frayait avec nous, simples mortels ; elle aussi baignant dans des habitudes qui lui étaient propre : toujours le même cocktail, accompagné d'un commentaire de ma part, et d'un simple « bonne soirée », sonnant comme une conclusion à cette chorégraphie bien précise. Ces courtes interactions étaient mes seuls moments à peu près neufs dans un quotidien répétitif et lassant, bien que satisfaisant d'une certaine manière. Elle faisait bouger les choses, suffisamment pour que je ne ressente pas le besoin ni l'envie de les bouger un peu plus.
Un vendredi soir, elle n'était pas là. Je n'ai jamais aussi peu bu que ce soir-là.
Une autre fois, elle est venue aux bras d'une autre femme. Elle a passé sa soirée à danser, laissant sa compagne commander à sa place. Je ne suis jamais parti aussi tôt que ce soir-là.
Enfin, un autre soir, au moment de commander son cocktail habituel et de subir un commentaire de circonstance, l'échange ne se solda par son sempiternel « bonne soirée ». Elle s'assit au bar, à deux sièges de moi, et but en silence. Mon regard restait fixer sur elle, sur ses cheveux bleu foncé et brillants, ainsi que sur ses tâches de rousseur, transformant son visage en un amas d'étoiles formant des constellations diverses et variées. Elle était seule, contrairement aux autres fois, mais ne semblait pas souffrir de cette solitude pour autant. Parce que, en réalité, si elle était bien des choses, seule n'en faisait pas partie. Son discret acolyte de beuverie était là, à côté d'elle, silencieux, observant comme à son habitude. Une relation maigre, mais qui semblait amplement la satisfaire. La soirée avançant, le bar se vidant, mes amis s'en allant les uns après les autres, je me surpris à me rapprocher d'elle. D'abord d'un siège, puis d'un deuxième, me retrouvant finalement juste à côté d'elle, partageant silencieusement une bière, dans une complicité toute relative mais néanmoins présente. Elle ne dit pas un mot jusqu'à ce que les lumières furent entièrement allumées. Laissant son verre vide sur le comptoir, passant son sac à main sur son épaule, elle se tourna alors vers moi et me dit, avec un sourire que je ne lui connaissais pas : « Bonne soirée, et à la prochaine. »
Mes habitudes furent à nouveau perturbées, les siennes aussi par extension. Elle qui venait habituellement accompagnée d'amies – si ce n'est plus que ça – au fur et à mesure elle devint de plus en plus seule, et elle restait simplement assise au bar, toujours à côté de moi. On ne se parlait pas pour autant, loin de là. Si ce n'est des bribes d'échanges, aucune de nos discussions ne duraient assez longtemps pour qu'on puisse considérer que notre relation allait plus loin que ces brefs moments. En parallèle, je m'étais trouvé un travail en restauration rapide, réduisant fatalement mes allers et venus au bar, les limitant uniquement au vendredi soir. Parfois je venais accompagné, d'autres fois par automatisme, mais toujours avec la certitude qu'elle sera là, à m'attendre sans réellement le vouloir, ou bien que je serais là, à l'attendre avec tranquillité.
Cela dura pratiquement un mois avant que l'un de nous deux ne se décide à parler. D'un « Bonsoir » elle en est venue à parler de son père, puis j'en suis venu à évoquer mon rêve d'artiste, avant de s'engouffrer dans de longues discussions sur les super-héros. Une semaine plus tard, je lui partageais mes craintes quant à l'avenir et la lassitude de mon quotidien, et elle ses doutes quant à sa capacité à être heureuse. Après plusieurs semaines, après plusieurs discussions, on s'est fait une promesse : celle de tout mettre en œuvre pour que nos vies soient meilleures que ce qu'elles sont actuellement. Suite à cette discussion, je me pris à m'ouvrir à nouveau aux autres, rencontrant des collègues de travail avec qui je me surpris à traîner jusqu'à pas d'heure sur des bancs ou chez eux, à fumer et discuter de toute et de rien. De son côté, j'ignore ce qui a pu se passer, sûrement que j'étais trop stupide pour ne pas lui poser directement la question, mais au fur et à mesure de nos échanges elle me semblait plus rayonnante. Voilà l'une de mes principales réussites dans cette vie, me disais-je alors.
Mon quotidien morne et répétitif prit ainsi une tournure inattendue, les acteurs principaux de mon existence n'étaient plus ces colocataires devenus adultes trop vite, mais des adolescents perdus dans un univers qu'ils ne connaissaient pas, cette fille aux cheveux bleus étant la première d'entre eux. Vint ainsi le jour fatidique où je pris la décision de déménager, de trouver un appartement ailleurs, dans une autre ville, seul, quittant un mode de vie bohème et fantasmé pour quelque chose de plus rangé. Elle, en parallèle, avait décidé de suivre des études en graphisme, et la dernière pinte partagée à l'aune de ces nouveaux départs respectifs gardait un goût amer. Celui d'un temps mal utilisé, d'opportunités manquées, de moments qui auraient pu être plus que de simples anecdotes. Alors ce soir-là, on fit la fête. On but, on dansa, rattrapant et grappillant le plus de temps possible, enchaînant concours de shots et karaoké, finissant en boîte de nuit, puis chez elle avec une bouteille de tequila. Posé sur son canapé, elle assise par terre en face de moi, une pensée me traversa la tête, une pensée que je ne tardai pas à lui faire part. « Tu te rends compte à côté de quoi on est passés ? » Elle resta silencieuse, son regard et son sourire triste répondant à sa place. Elle comprenait, et elle était d'accord. « Y a un moment, dans notre vie, où on a du foirer quelque chose. », poursuivis-je. « Tu regrettes ? », me demanda-t-elle. « Pas grand-chose. Certaines, plus que d'autres.
-Quoi, par exemple ?
-Toi. » Elle me sourit. Elle me comprenait. Elle était d'accord. Elle me demanda : « Qu'est-ce qui t'a empêché de me parler, la première fois ?
-Je ne sais pas. La peur, sûrement. Et toi ?
-Beaucoup de choses, aucune que je pourrais réellement t'expliquer, cependant.
-Tu es bien mystérieuse. Rappelle-toi que c'est notre dernière soirée ensemble.
-Je sais. Mais je n'ai pas envie de tout te raconter. Il faut en garder pour plus tard.
-T'es optimiste. » Elle vint s'asseoir à côté de moi, basculant sa tête en arrière et regardant le plafond d'un air triste. « Qu'est-ce que ça aurait pu être ?
-Je ne sais pas. Sûrement bien plus que ce qu'on a actuellement.
-Et qu'est-ce qu'on a, actuellement ?
-Plus beaucoup de temps. » Ma main, à ma grande surprise, se retrouva à saisir la sienne. Son regard se plongea dans le mien. Tout ce temps passé l'un à côté de l'autre, et c'est la première fois que je la regarde et la vois pour ce qu'elle est réellement. Plus qu'une ombre dans un bar, plus qu'une étrangère aux cheveux bleus, une personne réelle, avec des rêves et des envies, une amie proche. Plus que ça, peut être. « Si il ne nous reste plus beaucoup de temps, dit-elle, autant essayer d'en profiter un maximum, histoire que cette soirée ne s'ajoute pas à ta longue liste de regrets.
-C'est un adieu ?
-Un simple au revoir. » J'étais attirée par elle comme elle était attirée par moi, et vint fatalement, presque logiquement, le moment où l'on s'embrassa. Pas un point final, juste une fin de chapitre.
Si de cette histoire il ne me reste que quelques souvenirs, de cette soirée j'en garde des images intactes. Mon corps contre son corps, sa respiration dans mon cou, nos deux êtres liés le temps d'une nuit, repoussant l'inévitable séparation. Le lendemain, nous sommes restés dans le lit toute la journée, collés l'un à l'autre. Parfois silencieux, parfois discutant, cherchant toujours à retarder le moment où je m'en irais. Et lorsque vint cet instant, une fois la nuit tombée, elle me raccompagna jusqu'à l'entrée de son appartement, m'embrassant une dernière fois. Son visage rongé par la triste adoptait malgré tout un sourire radieux. Sur le pas de la porte, avant de fermer celle-ci et de disparaître de ma vie à tout jamais, dans un dernier sourire exprimant ses regrets et ce bonheur des derniers instants, elle me dit, comme une promesse pour l'avenir : « Bonne soirée, et à la prochaine. »Parfois je pense à ce qui aurait pu être, à ce à quoi ma vie aurait pu ressembler aux côtés de cette fille aux cheveux bleus. Cela va faire 5 ans à présent, et pourtant j'y repense encore. Elle est là, comme un fantôme qui hante mes nuits d'insomnie et mes journées de solitude. Je nourris l'espoir de la revoir, sans savoir où elle est ni même ce qu'elle fait de sa vie. Je n'ai jamais su son prénom, et elle n'a jamais su le mien. Pourtant elle m'aura offert un cadeau bien plus précieux que la plupart que j'ai pu recevoir. Et c'est de cette manière dont je m'en rappellerai, sûrement à tout jamais.
L'étrangère aux cheveux bleus qui a donné un sens à ma vie.
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L'étrangère aux cheveux bleus
Short StoryOuaaais askip je dois mettre un résumé mais trop chiant donc on verra plus tard