J'ai vu les corps écarlates. J'ai entendu les cris. J'ai senti les pleurs engloutir mes tripes. J'aurais pu y être.
Jamais la petite fille n'avait eu le droit de poser un œil sur la forêt. De fait, elle en avait crainte.
Par les fenêtres de sa maison de campagne, elle osait parfois, timidement, imaginer la sombre étendue grignoter les champs de blé. Elle sentait le sol vibrer, gronder. Elle sentait les racines se mouvoir dans une marche infernale. Elle sentait son cœur se nicher au plus profond de sa poitrine afin de ne pas lui être arraché. Tôt ou tard, la forêt viendrait la chercher.
« Ne regarde pas. Il n'y a aucun danger. Ne regarde pas. »
Pourquoi détourner les yeux d'une chose bénigne?
Pas une nuit paisible sans entendre le chant lointain des hiboux. Pas une nuit sans percevoir la plainte des cervidés. Pas une seconde passée les yeux clos sans trembler - sans redouter de ne plus jamais les ouvrir.
Le matin venu, l'esprit de la petite fille s'emplissait d'interrogations nouvelles. La peur fut bientôt occultée par une question persistante : cette frayeur était-elle justifiée?J'ai sangloté face à ma mère hurlante. J'ai vu mes frères, mes sœurs, étranglés par de blanches mains. J'ai su l'essence du mot « impuissance ». J'aurais dû y être.
Armée de son désir de savoir, la petite fille prit sa décision. Elle traversa les plantations dorées afin de rejoindre l'étrange forêt.
Les premières secondes furent noires, aveugles. Elle finit par recouvrer la vue, la tête levée vers les cimes aux branches dénudées - étendues sous un ciel gris et bas.
Ni brame, ni soupir animal : les lieux demeuraient statiques dans le silence.
Les pieds nus de la fillette ne se cachaient pas dans une herbe haute ; ils s'appuyaient sur une terre meuble - obscure comme le charbon. La petite fille rit, enfonçant ses orteils dans cette douceur tiède et tendre.
Soudain, le vent vint secouer les arbres et répandre dans l'espace vide d'air une bourrasque, tranchante comme le verre. Une vague de frissons pénétrera la peau de l'enfant. La méfiance revint.J'ai vu la colombe écrasée sous des bottes crasseuses. J'ai vu son plumage écharpé sur la foule indignée. J'ai vu le noir, le rouge, la blancheur des sourires sinistres.
La petite fille ne bougeait plus. Ses yeux étaient ronds. Elle maintenait ses bras écartés de son corps, comme le soldat se préparant à l'assaut. Les lèvres tremblantes, elle reçut le message du vent : il n'y a aucun danger. Des larmes glacées roulèrent sur ses joues.
Un murmure parut se répandre sous terre. Cela aurait pu être le bruit d'une taupe qui creuse. La rumeur s'amplifia. Cela aurait pu être le bruit de pierres qui s'éboulent sur une pente. La fillette se boucha les oreilles ; elle savait bien que ce n'était rien de tout ça.Il n'y a aucun danger.
Sous la pression de ses mains, l'enfant parvint malgré elle à entendre les plaintes des voix étouffées. D'incompréhensibles palabres, comme celles prononcées par la bouche d'un martyr qu'un bourreau remplirait de sable.
Il n'y a aucun danger.
Ses pieds s'enfoncèrent dans la terre molle. L'horreur saisit l'enfant qui vit son poids extraire du sol un liquide sombre, encore chaud. Le fluide coula entre ses orteils recroquevillés. La terre hurla.
J'ai senti l'étau se resserrer sur mon crâne. J'ai vu ceux d'autres imploser. J'ai su que personne ne nous protégerait.
L'effroi déchira d'un râle la poitrine de la petite fille. Partout autour d'elle, la terre se perçait et laissait jaillir une multitude de sillons pourpres.
Il n'y a aucun danger.
J'ai vu les bouches cousues sous la contrainte. J'ai compris celles qui ne voulaient pas s'ouvrir.
Les sillons se rapprochèrent de la petite fille. Ses pieds, déjà, baignaient dans une marre rougeâtre.
J'ai vu les rues saccagées. J'ai vu la confiance ébranlée.
Le vent s'enroula autour de l'enfant. Il hurla à son tour.
Il n'y a aucun danger !
J'ai vu l'histoire d'un peuple mourir. J'ai vu sa mémoire violée.
Il n'y a aucun danger !
J'ai vu la rage s'abattre.
Il n'y a aucun danger !
J'ai vu la soif de pouvoir.
Il n'y a aucun danger !
J'ai vu la fin.
Il n'y a aucun danger !
La petite fille s'éveilla, étendue dans les blés. Elle se leva d'un bond et examina ses pieds, propres, sans aucune égratignure. Encore haletante, elle se tourna vers la forêt. Celle-ci semblait muette, immobile, pareille à toutes les forêts du monde. Cependant, la fillette n'était pas dupe ; au fond d'elle-même, elle continuait de sentir le mouvement des racines qui, lentement, dévoraient les champs. Il fallait courir, rentrer à la maison, prévenir tout le monde. Fuir, loin d'ici.
L'enfant se ravisa, se laissa tomber à genoux, saisie par le chagrin : qui la croirait?
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Chants d'otages
PoetryPoème en prose sur une étrange forêt, observée à travers le regard d'une petite fille. Comme précisé en post, ce poème est susceptible de heurter la sensibilité des lecteurs les plus mal à l'aise face à toute sorte de paysages cauchemardesques. Avan...