Et si tu l'écrivais toi-même ?

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Huguette avait pour habitude de dire que si quelque chose ne se passe pas comme on le souhaite, c'est qu'il faut prendre le taureau par les cornes.

Le samedi matin à quelques heures de la retraite, Francis, qui a été missionné toute la semaine sur des corrections de recettes pour le prochain best-seller d'une vedette à la mode, n'a toujours pas sa dernière phrase.

Il jette des regards mauvais à Betty qui l'ignore avec style, il faut l'avouer. Elle a passé tout son temps à lui apporter du thé noir et des petits gâteaux, comme s'il avait déjà un pied dans la tombe. Il est encore capable de faire une dizaine de pas, bordel de merde ! Pire, elle lui sourit dès qu'elle en a l'occasion. Clairement, elle n'a rien compris à leur dynamique. De toute façon, elle ne comprend jamais rien.

Finir une carrière de correcteur par de la bouillabaisse et du poisson pané, c'est la pire chose qui soit. Il a corrigé les grands de l'Académie Française, les premiers textes des auteurs incontournables de ces quarante dernières années. Alors les recettes minceur de Bidouille Machinchose, Francis s'en tamponne le coquillard.

Impossible d'insérer ça dans son chef d'œuvre. Il lui faut un beau texte, un roman doux et croquant à se mettre sous la dent. Et puis, il le sent dans ses tripes que le prochain sera le bon. Suffit que sa collègue accepte de lui en confier un. Il est prêt à revenir la semaine suivante pour le terminer et elle le sait. C'est dans son ADN de corriger, il le faisait même au restaurant quand il sortait avec Huguette, avant son cancer.

Elle s'en amusait, lui disant qu'il était incapable d'appuyer sur « pause ».

« Tu vois, ma belle, j'ai pas changé ces trois dernières années. »

Betty lui ressemble parfois, à Huguette. Elle a ce sixième sens, cet instinct inné qui la pousse à prévoir à l'avance ce que Francis va faire et de quoi il aura besoin. C'est son super pouvoir, en plus d'être une correctrice hors pair. Pas qu'elle ait besoin de compliment, alors Francis ne lui a jamais dit.

Il n'y avait qu'Huguette à qui il faisait des compliments. Mais ça c'était parce qu'elle était la plus belle femme du continent au bas mot, la plus douce aussi, la plus intelligente, la plus sensible. Celle qui a brisé le cocon rocheux dans lequel il avait caché son palpitant. Celle qui le poussait à prendre les choses en main.

C'est décidé, Francis passera son après-midi sur le carnet à la recherche de sa propre phrase. Ce sera la seule qui lui appartiendra vraiment. Il le fera pour elle, pour lui faire honneur encore une fois.

Il faut simplement finir de corriger les recettes insipides de ce bouquin tellement criard qu'il en cligne des yeux pour pouvoir suivre.

Le midi, Betty a préparé des lasagnes et une mousse au chocolat pour fêter son départ.

– Tu es sûr de ne pas vouloir inviter qui que ce soit ?

Francis hausse les épaules.

– J'ai personne à inviter.

Elle n'insiste pas et le laisse manger son assiette de lasagnes en paix, mais son regard trahit son incompréhension.

Il fait semblant de ne pas voir ce jugement qui s'étale sur son visage. Elle ne peut pas comprendre, elle a son mari et son fil vantard qui bosse dans une entreprise de publicité. D'ailleurs, ça aussi ça l'énerve parce que quand on aime vraiment les mots, on ne les assemble pas pour manipuler les gens. C'est une aberration. Betty a clairement raté son éducation.

S'ils avaient eu ce petit garçon, Huguette et lui l'auraient appelé Jean. C'était écrit quelque part dans l'univers. Il aurait travaillé avec Francis dans la correction, ou alors il aurait été auteur, un gamin talentueux avec un bel avenir devant lui.

C'est en partie pour lui que Francis s'est lancé dans ce projet. Il voulait le rendre fier. C'est marrant ce qu'on peut être bête quand on a dix-huit ans.

L'après-midi, Francis prétend avoir mal à la tête et s'isole dans son bureau pour écrire cette dernière phrase, celle qui fait cruellement défaut dans son carnet en cuir qui grince.

Ferguson prit Irène dans ses bras et ils rentrèrent à la maison.

Non, c'est nul.

Ferguson soupira avant de rentrer chez lui.

Arf, c'est encore pire.

Ferguson sourit, le regard dans le vide, et tendit la main vers Irène.

Bof.

Si seulement il avait eu ce talent pour trouver les mots.

Ferguson fit craquer ses doigts, il était enfin à la maison.

Complètement nul.

Et s'il fallait plus d'une phrase encore pour terminer l'œuvre de sa vie ?

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