Des mèches noires tombent sur le bois de palissandre vernis de sa coiffeuse, avec la délicatesse des feuilles d'automne balayées par un vent frais. La lumière vacillante de la bougie peine à éclairer toute la pièce, mais il n'y a pas de petites économies, Hestia le sait bien. Désormais, elle doit se serrer et la ceinture et la poitrine, pour réussir à survivre dans ce monde où les femmes n'ont le droit à rien, si ce n'est de se taire et d'obéir.
Une boule remplit sa gorge et complique sa respiration alors qu'un dernier coup de ciseaux égalise ses cheveux ; ils retombent sur sa nuque, dorénavant nue de perles. Un frisson la parcourt, qu'elle aimerait provoqué par un courant d'air plutôt que par l'angoisse qui lui sert le ventre à l'en rendre nauséeuse. Elle en a perdu l'appétit depuis des jours. Encore ce matin, elle a renvoyé sa collation en cuisine, incapable d'avaler quoi que ce soit.
La jeune femme de dix-huit ans soupire, avant de se saisir du ruban de velours noir sur le plateau de sa coiffeuse. Elle baisse la tête et rassemble ses cheveux pour les nouer en une queue de cheval basse, qu'elle laisse retomber sur sa nuque. Elle ne pensait ne jamais revoir ce ruban un jour, encore moins noué dans une autre chevelure que celle grisonnante de son père. Mais il est parti à son tour, sans aucun espoir de retour, cette fois. Plus jamais il ne reviendra plus tôt que prévu de ses voyages pour la surprendre, plus jamais il ne lui fera grâce de sa douce présence.
Le miroir renvoie dans un silence pesant les lueurs d'or et de cuivre de la flamme de la bougie. Elles dansent sur la surface d'argent, mettant en lumière les traces des larmes qui peinent à sécher sur ses joues marquées de taches de rousseur. Le reflet lui renvoie l'image d'un inconnu, d'un fantôme auquel Hestia compte donner une consistance pour la survie de ses proches. Leur famille ne compte plus que des femmes ; si elles écoutent la société, si elles se soumettent aux attentes de la noblesse, ses sœurs et elle seront mariées avant la fin de l'année. Hestia s'y refuse. Son père n'a jamais compté uniquement sur la rente de son titre pour vivre ; si elle arrive à tirer son épingle du jeu en reprenant son commerce, la ruine n'aura pas lieu d'être pour sa famille et ses sœurs échapperont à un mariage forcé.
Cela ne changerait pas grand-chose dans son cas, Hestia l'avoue sans peine. Elle n'imagine plus se marier par choix depuis longtemps, malgré sa dot confortable. Entre le titre de noblesse insignifiant de son père et son manque flagrant de beauté, aucun bon parti ne s'intéressait à elle. Elle ressemble bien plus à une fille du peuple qu'à une demoiselle de bonne famille, avec les nombreuses éphélides qui parsèment sa peau brunie par le soleil. Petite, elle n'a jamais prêté attention au temps qu'elle passait dehors et jamais sa mère ne l'a arrêté dans ses aventures dans le vaste jardin du domaine. La jeune femme le regretterait presque, mais il est désormais trop tard pour s'en soucier.
Un nouveau soupir échappe à Hestia alors qu'elle se relève et effleure les mèches éparses tombées sur sa coiffeuse. Elle en saisit une entre ses doigts, appréciant leur texture. Ses cheveux sont si doux, comparés à ceux de son père que le sel avait rendus cassants. Est-ce qu'elle doit s'attendre à les voir s'abîmer à leur tour, puisqu'elle s'apprête à prendre sa relève ? Combien de petites choses de ce genre sacrifiera-t-elle pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille ?
La boule dans sa gorge s'intensifie ; ou est-ce sa poitrine bandée qui lui fait si mal ? Hestia l'ignore. Elle a l'impression de flotter à côté de son corps depuis la mise en terre de son père. Elle se sent à la fois vide et trop pleine d'émotions qu'elle ne se permet plus d'exprimer. Dans le miroir, c'est un homme qui se dessine et non pas la demoiselle de bonne famille qu'elle était jusque-là. Son pouce passe sur l'arrête de sa mâchoire ; bientôt, son duvet reprendra ses droits et pour une fois, elle espère qu'il repoussera vite.
Elle saisit la veste longue en damas noir qui repose sur le dossier de la chaise devant la coiffeuse, avant de l'enfiler. Elle prend garde à ne pas défaire le rembourrage qu'elle a cousu pour agrandir artificiellement la carrure de ses épaules. Elle ne veut pas donner l'impression d'être un garçon qui s'amuse à emprunter les vêtements de son père. Machinalement, elle ajuste le revers et vérifie qu'aucun pli ne reste, comme elle le faisait auparavant pour son père, presque par jeu.
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La mascarade des Cœurs Errants
RomanceQuelque part au fin fond du royaume d'Ostren, le Chevalier Julio Florès décède des complications d'une pneumonie. Sans frère pour hériter du titre et des activités familiales, tout espoir d'un bon mariage semble compromis pour les trois filles du dé...