De l'or entre les mains

Chapter I

Il est midi vingt et Joanne trépigne d'impatience à l'idée d'aller prendre l'air. Il fait un temps magnifique en Belgique et ce sans interruptions depuis plusieurs semaines or les horaires qu'elle preste quotidiennement au magasin l'empêchent de profiter de la lumière du jour. Qu'à cela ne tienne, elle entend bien profiter de sa pause déjeuner pour se rendre dans le centre ville situé à deux minutes de son lieu de travail et ainsi, faire du lèche-vitrine allègrement.

– Je t'ai pris un sandwich, ne traîne pas, lui glisse la voix de Sacha qui s'éteint tandis que Joanne coupe la conversation, pressée de rejoindre son amie.

Sacha lui a vanté les pièces issues de la nouvelle collection justement rentrée la semaine dernière dans la bijouterie du centre qui fait briller ses iris bleu nuit et teinte ses pommettes d'un rose ambré tant son cœur s'emballe lorsqu'elle s'approche de la devanture.

Joanne s'élance, la capuche relevée, ses Doc Martens noires à plateforme la menant d'un bon pas vers les ruelles plus étroites du centre dont la ville a fait le piéton le roi. Dès qu'elle aura tourné à droite de cette rue en pavé, Joanne sera à hauteur de la bijouterie qu'elle connaît maintenant par cœur. Depuis l'inauguration de la boutique, ses sorties de midi sont teintées d'or et d'argent. Elle a renoué avec ses premières amours. Loin d'avoir oublié les notions intégrées sur les bancs de l'Institut de Bijouterie de Saumur, Joanne a retrouvé son impétuosité à créer ce qui lui plaît : des bijoux.

Quand elle le peut, ses temps de lunchs lui permettent non pas uniquement de sortir, mais d'aller s'enquérir des nouveautés, de la mode du bijou et des créations et collections qui attirent le regard. Et le grand projet de sa vie entame une course folle sur ces derniers jours d'attente.

Arrivée sur les lieux de son futur emplacement, Joanne a retrouvé Sacha, qui s'apprête à allumer la longue cigarette fine qu'elle tient du bout de la main, c'est d'un glamour qui sied tellement au personnage que Joanne ne pense même pas à rabrouer son amie tandis qu'elle entame son sandwich en faisant le tour du propriétaire.

– C'est incroyable la vitesse à laquelle avancent les travaux, dans moins d'une semaine, tu pourras recevoir tes premiers clients, je n'en reviens pas !

Joanne ne répond pas, elle est abasourdie elle-même par la consécration de son rêve. Voilà que tout se met en place. Depuis la mort de son père en octobre dernier, elle n'a plus hésité une seconde. Comme un boomerang, les effets dévastateurs de la perte de son repère ont fait basculer son univers.

Trois semaines plus tôt, elle a remis son préavis, mais surtout, elle a fait les démarches auprès de la banque pour faire l'acquisition d'une petite surface commerciale où elle envisage de vendre ses propres créations aux côtés de collections choisies par ses soins.

Revenant vers Sacha, la jolie blonde fait défiler sur son écran diverses prises de vues.

– Regarde un peu les photos détourées que j'ai faites des dernières réalisations. Qu'en penses-tu ?

Sacha fait la moue, bonne critique.

– Tu penses vraiment aller de l'avant dans ces coloris ? lui demande-t-elle.

Joanne reporte son attention sur les boucles d'oreille finalisées le week-end dernier à la sueur de son front. Elle était pourtant persuadée d'aller dans la bonne direction. Aurait-elle fait fausse route ? Voilà la jeune fille emplie de doutes.

Depuis quelques temps, Joanne a repensé le design de ses créations et fait imprimer dans de l'or blanc ses attaches de créoles auxquelles elle vient ceindre une plume savamment choisie et qui diversifie ses créations en couleurs, tailles. Joanne a sélectionné avec patience les anneaux qui sertissent l'une ou l'autre pierre qu'elle peut se procurer sur le net et sans licence. L'art qu'est la joaillerie la fascine. La taille des pierres, leurs associations, les matériaux qui les composent mais également leur provenance, tous ces aspects, sans exception, captent son attention comme mille flèches qui se réverbèrent dans la multitude de billes et de perles rares. Elle s'est installé un petit atelier à la cave de la maison de sa mère qui l'accueille à bras ouverts, heureuse de voir sa fille triompher sur ses rêves d'enfant.

La bijouterie de la ville a accepté de prendre certaines de ses pièces en essai. Si ces dernières se vendent, Joanne pourra compter sur d'autres futures commandes et ainsi attirer un plus grand nombre de clients potentiels dans sa propre boutique.

Sacha balaie les doutes de Joanne d'une main insolente.

– Ne te prends donc pas ainsi la tête, tu pourras toujours compter sur les collections des artistes que tu as sélectionnées pour assurer tes ventes.

Une façon détournée de faire comprendre à Joanne que ses dernières créations ne sont pas au goût de son amie. Joanne est peinée mais ne veut certainement pas le faire savoir à la belle brune en qui, elle a une foi absolue. Il ne manquerait plus que Sacha se vexe de l'effronterie que Joanne lui porterait, cela pourrait sonner le glas de leur amitié.

Joanne et Sacha sont toutes deux anciennes étudiantes de la prestigieuse école de joaillerie de Saumur implantée au sud-est de la région de Maine-et-Loire. Les deux jeunes filles ont fait connaissance sur les bancs de l'institut en 2009 et ont de suite embrayé le workshop du professeur Jarvi par une virée entre filles où bavardages et dégustation de smoothies banane étaient à l'ordre du jour. Leur passion commune pour les pierres, les pièces d'ornementation, la créativité qui découle du métier de bijoutier a fait perdurer leur amitié par delà les années.

Sacha s'est pourtant reconvertie si l'on peut dire lorsqu'elle a ouvert un minuscule salon de tatouages, endroit que fréquente Joanne plus qu'il ne le faudrait pour le bien-être de ses finances. Mais les parties de séduction de Sacha grâce aux promotions dont Joanne est bien sûr la première à entendre parler, conduisent à chaque fois Joanne sur le chemin de la déraison.

Joanne, quant à elle, s'est accrochée au dessin de pièces et aux mesures de plis et de tissus...chez la grande enseigne Heytens, société belge qui compte neuf magasins répartis dans le pays et dont les créations et réalisations sont partiellement déléguées en France.

Joanne apprécie son travail. Ses collègues. Tous les jours, elle a la possibilité de traverser le pays et de visiter les intérieurs des gens, entrer dans l'intimité de ses clients pour lesquels elle propose ses conseils, paramètre les mesures et oriente leurs choix sur les tissus et/ou matériaux les plus optimaux dans leur projet d'aménagement d'intérieur. La jeune fille dispose d'un talent d'harmonisation associé à une frénétique envie d'innover. Ses compositions et les alliances de modèles qu'elle parvient à susurrer aux oreilles de ses clients tout en leur laissant l'illusion que cette vision provient de leurs échanges, lui valent de nombreux commentaires positifs et retours chaleureux, ce qui l'a met en joie. Sa créativité et son amour du contact clientèle la laissent satisfaite de sa journée de travail quand tombe le rideau.

Mais apprécier son travail ne lui convient plus maintenant qu'elle doit souffrir l'absence de l'un des piliers de sa vie. Son père lui a été arraché bien trop tôt, en pleine santé, dans la force de l'âge. Quand la mort vient sonner à votre porte, elle en force l'entrée, qu'elle soit ou non bien reçue l'importe peu. Joanna a besoin de ressentir, de se sentir en vie, après ce vide qui l'a longtemps appelé.

Et rien de tel que de vivre de nouvelles aventures. Une démission, une passion retrouvée et un voyage. Car Joanne s'envole pour le Costa Rica dans deux mois.