Lettres à Marathe

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Epistolæ cythereæ Eleutheri ad Marathum

Marathe et Éleuthère se sont aimés. À Cythère, leur rupture se consomme. Un élan libérateur, que de longtemps Marathe médite, s'exécute. Il quitte l'île sans préavis. Éleuthère, laissé seul à ses griefs, écrit après lui.



Ô Marathe,

À l'aurore, j'allai par la sente qui embrasse le rivage et mène ses voyageurs dans les replis saillants des côtes chaudes et embruinées de notre île. Je crus voir ton nom au firmament dans la rose et le mélilot d'un char divin qui ne poignait point encore ; ta pensée m'émut assez pour que je chusse sous les horions qu'en lémure courroucé tu m'assénais sans merci, car je te vis très distinctement et je ne rendis pas un attouchement contre les vexations que, ne le voulusses-tu, je recevais de tes forces alliées et désespérées. Tu avais volé sans instant jusques à moi, et quelque beaux que fussent tes traits, ils n'étaient ni composés de froideur ni affectés, mais la haine y perçait, pure, et me stupéfia. J'étais sans me mouvoir ; et même je ne te confrontai ; tu venais pour finir de marquer, enfin sur les tapis des chairs, le malheur que tu avais déjà commencé d'inscrire en moi par l'esprit ; je l'avais vu sans me dresser contre ta fureur. La première meurtrissure fit mille plaies tout à la fois et m'entraîna dans la poussière et sur la pierre, un contact qui me fus moins cruel que celui que me rendaient les membres alors frénétiquement animés pour m'éprouver, quand en d'autres jours je les honorais de ferventes caresses, bien soumises et tremblantes de félicité... Mes yeux se fermèrent. Quand je me fus relevé, tu avais disparu ; mon regard poursuivit par quelques recherches ton image, mais rien ne me la rendit, et alors seulement je vis que je n'avais pas vu. Ce retour aux sens ne me confondit pas. Plus encore, l'expérience me sembla naturelle, je ne me choquai pas de ce qu'elle fût, ni ne craignis que d'autres la suivissent, car enfin je vis bien qu'il en serait ainsi, comme l'homme rendu trop lucide perd toute peur en acceptant, en guise de tribut à la Fortune, d'être livré aux plus grands malheurs que la vision lui a exposés. Je rentrai. Ta pensée ne me quitta. Ta voix aussi demeura, qui susurrait l'injure et devinais mon malheur, tandis que ses belles inflexions, sa rotondité parfaite où je lisais une eau claire au nymphée secret de quelque haut sommet jamais atteint des hommes, brouillaient son propos et m'y donnaient un refuge qu'assurément ton démon vengeur ne souhaitait pas que je trouvasse. C'est que j'ai trop aimé pour qu'un crachat inconsistant trouble ma tendresse ; que sous lui, que la chose vienne de toi, je ne vois rien que d'enchanteur ; que Pan et qu'Orphée ne m'infléchiraient qu'ils y missent tout l'art de leurs mélodies, parce que j'arde d'un feu qui s'est établi bien loin en mon cœur et dont le corps s'élève au-dessus de tout autre feu dans un éclat au-delà du plus vif éclat des étoiles. Voici ce que j'en voulais dire, et au vrai j'en dirais plus si ma vue avait assez raccourci pour que je te crusse ne le pas bien voir toi-même, et ne me ressouvinsse de ces souventes fois où, malgré tes protestations de pudeur, je louais ton excellence et lui promettais un siècle tout entier qui porterait son nom, et où malgré elles tes joues se trahissaient en rougissant. Tu sais quel je suis devenu dans ton absence. Ne crois pas que j'exagère ; je supplie que tu ne le croies, car vraiment il ne le faut pas, et je ne te complairai pas en soutenant ce tort, parce qu'il dépasserait mes forces, que j'y verrais la plus parfaite méconnaissance de mon sentiment, et le sujet de souffrir jusques à mourir. Ne le crois pas, Marathe, fier discobole que couronnent les anémones, qui est ma corne d'Almathée, qui a sur lui tant d'espace qu'il me reste à couvrir et recouvrir dans les étreintes. Conspue et hais. Mais méjuger en ceci ? non, ton meurtre réglerait cet affront. Enfin, je presse mon discours, car l'aigreur y éclaterait si je délayais. Je t'objurgue d'abandonner ton parti et d'arrêter ma ruine : ou aime-moi, ou me tue. S'il revient, Marathe m'aura incliné et châtiable par quelque procédé qu'il entendra employer. S'il ne revient, je quitterai son séjour, qui n'est mien qu'il ne me le partage ; je serai une âme errante et importune dans un royaume dont le roi m'aura refoulé. J'irai dans les flots, et leur palpation câline me portera en vue de Chypre ; Uranus y a laissé son semis, Vénus sa conque ; j'y glanerai plutôt que la rémission, un baume pour éteindre mes ennuis.


Marathe, adoncques tu caressais mon cœur ;

Mu sans avis, tu griffes, pour le soin du leur.


Gnæi C. Eleutheri



Marathe, qui fus mon amant,

Il n'est pas de plus fatale et habile éloquence que celle que tu as employée. Tout s'y joint, et qu'on me dise perdu de chagrin pour ce que j'y lis tant n'effacera pas pour autant le sentiment si clair que j'en ai. De quels funestes raisonnements et intentions n'augure-t-il pas ? Quand l'homme éclate, par suite d'éreintement dans la peine ou d'un coup brutal asséné sans prévenir par lequel la bile l'emplit et le gouverne despotiquement, du moins voit-on les bourrasques qui emportent la hardiesse d'un rival ou d'un coupable, la foudre qui s'abat dans le sillon de la tempête en approche, et aussi sait-on un peu d'où procède le mal et qu'elles en seront les suites. Mais quand le ciel se charge d'inquiétantes nues ; que perdu entre elles, apparaissant puis s'évanouissant à tire-d'aile, un gypaète ânonne des laudes bizarres et amers, mortifiants pour le cœur perdu qui n'y entend rien ; quand la mer s'irise et gronde d'une fureur prochaine ; qu'enfin les signes sont clairement vus mais qu'on ne sait par où les lire, quoique le mal qu'ils augurent est certain ; la lèvre bleuit, la poitrine cahote et les mains nous tremblent de ce qu'aucune préparation n'est possible pour un déchaînement dont ni l'ampleur ni l'approche ni la fin ne nous sont connues. Telle est l'éloquence féroce dont tu uses ; tel le rétiaire qui me pénétra au cœur. Tu ne me répondis pas ; et les jours et les nuits se succédèrent sur la Terre jusques à ma capitulation : l'attente me passa. Ton action me dit ta colère, et pourtant l'oisiveté et l'indifférence eussent suffi à la justifier, et bien que je sache qu'elles n'ont pas fait que tu me négligeasses, cette pensée me meurtrit encore.

Enfin, j'ai découragé. Puisque mon pain d'un doux et fluctueux levain est loin de ma bouche, que mes entrailles se serrent de son absence et brûlent du venin plus dangereux que tout autre qu'est le vide, que ma substance n'a plus sa source nourricière et n'y puisera même plus l'eau de ses pleurs, j'appelle et supplie le néant de finir son œuvre. Le vide passera de mon bien et de ma lumière à mon être. Retour en terre, nécrose qui dégénère en vie ; mort de la chair d'où croît le chant de plantes grasses et entremêlées ; je languis après vous, et vous rassérénez ce qui peut l'être, et vous pacifiez mon orgueil en le repaissant d'une si douce idée, aussi étroite que fallacieuse, derrière laquelle s'éclipsent la pénombre et le sentiment de mon inanité. Si peu serai-je utile aux forces du monde qu'il me semble que cette contribution n'en est que mieux assurée, parce qu'enfin aucune grandeur ne dirige là ma sourde gaieté, que je peux croire sans trouble à cette vérité vraie. Marathe, adieu. Je vais engager ce que je te promis, et possible pourrai-je me consoler d'avoir, par cela, quelque peu redresser l'image par laquelle tu me dépeins, car tu verras enfin la fermeté où la flamme m'engagea, l'extrémité devant quoi je ne reculai pas pour ce que tu m'allais trop manquer, inconsolé de tes grâces et de ta compagnie. Lorsque je serai à l'envers et que l'univers sera comme retourné pour moi, je vois qu'encore je te verrai. Dussé-je souffrir sous tes rudoiements une éternité, je les préférerais tout de même aux délices infiniment supérieures aux viandes de la vie que j'y pourrais goûter. Adieu, Marathe, que je baise, et pour lequel mon cœur n'a, en cette heure, que tendresse. Il me semble que déjà je vole et que tu me soutiens. Te suis-je ? non, j'entre premier ; et pourtant tu me mènes, doux veilleur, qui écouleras en paix ses jours avant que de me rejoindre.


Eleutheri tui





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