Note : cette nouvelle a été écrite à l'occasion d'un concours. Il fallait commencer le récit par « La porte était fermée » et le terminer avec « une assiette de pistaches ».
La porte était fermée...ok, tentons la fenêtre. Miguel avance à grands pas entre les box d'inox lustrés de la cuisine, s'approche d'une petite lucarne, l'ouvre, et doit bien se résoudre à comprendre qu'il n'a pas le tour de taille pour passer. Et puis, l'illumination ! Il se jette contre la porte de la remise; elle est fermée, il n'a pas les clefs, il tape dedans, la porte s'ouvre en grand - entre les étagères de conserves maison, au fond, la fenêtre qui donne sur la cour.
De l'autre côté, un soldat cagoulé et vêtu de noir, un fusil d'assaut dans une main, lève l'autre et dessine un « non » ferme et lent dans l'air.
Miguel repart en arrière, il y a un grand type en costume noir dans la cuisine, il le contourne, tant pis, il va tenter de passer en forme par devant, et devant la porte un autre soldat, clone du premier, qui barre de sa stature le passage vers la salle des clients.
- « Et si on se posait une petite minute, monsieur Ramos ? Je crois qu'il y a un malentendu... »
La voix du type en costume était grave et douce, elle semblait endormir son interlocuteur. On aurait dit un collet très souple pour anéantir la volonté. Alors que Miguel ne peut retenir une respiration hachée, tordant ses mains et presque pleurant, l'homme en noir, au costume sur mesure impeccable, tend une main manucurée vers un tabouret. Miguel s'assied alors qu'il en prend en un autre et se met face à lui, à la distance parfaite, de celle des combattants et des amoureux.
- « L'idée n'était pas de vous faire peur, Miguel.
- Et maintenant ? Qu'est-ce qu'il va m'arriver ? Oh, je regrette, si vous saviez...
- Vous regrettez quoi ?
- C'est le moment où je dis tout, c'est ça ? »
Un silence invita à en dire plus.
- « Ben, la moitié de mon service est au black. Sans ça je peux pas finir mes mois. Oui, même moi. Je suis désolé. Je dirai pas ça devant le juge, mais, j'avais pas le choix.- Vous croyez que je suis là parce que vous ne déclarez pas vos serveurs ?
- Euh...oui ? Ben j'ai fait autre chose de mal ?
- Mais vous n'avez rien fait de mal.
- Les déclarations...
- Vous pensez qu'on aurait déplacé une brigade d'intervention rapide pour un contrôle fiscal ? Les impôts sont notoirement teigneux, mais il y a des limites. Monsieur Ramos, Miguel...presque tous les restaurants en France fonctionnent au noir. C'est comme ça qu'ils survivent et c'est pour ça que le fisc ne contrôle que les gêneurs. Vous n'êtes pas un gêneur. Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais bien, Miguel. J'ai déjà mangé chez vous.
- Ah bon, trouva juste à répondre le cuisinier à la voix grave et pénétrante, alors que son cœur battait moins fort.
- Le style Ramos. Vous êtes à la fois toujours bon et inégal.
- L'éternel disciple du maître, dixit le guide Michelin.
- Le chef Loubière, votre maître, puisque vous l'évoquez, est exceptionnel aussi. Il mérite sa place de numéro un mondial, pour la paix des critiques, dirait-on. Il est plus simple de faire consensus autour de quelqu'un qui ne fait que des 9/10 plutôt qu'autour d'un diamant brut qui oscille entre 7/10 et 10/10 suivant la face d'où on le regarde.
- Je vois que vous savez aussi bien impressionner que flatter.
- Le 5 mai 2012. J'ai pris ici un plat en cinq parties. Tout était fantastique - je pense à cette glace aux huîtres, ces endives au café, très amères, où explosait un petit morceau de veau doux comme un bonbon. Mais ce qui m'a marqué à vie, et je m'en souviens, et je me souviens parfaitement de cet instant, c'est ce petit bouillon en deuxième plat. Tomate, et quelques épices mystérieuses. Je vous le dis : c'est la meilleure chose que j'ai jamais mangée. Je me suis dit, j'ai payé 250 euros pour le meilleur plat du monde. Dans le fond, c'est plutôt démocratique.