Comment exprimer ma solitude, alors que je vis dans un bar bondé en permanence ! Les premières années, je ne souhaitais que disparaître pour de bon. J'étais bavarde, entouré d'amis, de prétendant amoureux de moi où de ma silhouette… et je jouissais de la vie à pleines dents. Mais voilà, j'étais !
Mes seuls véritables émotions, la tristesse, le désespoir, alors que le bonheur des autres me fouettait sans cesse. A la longue, à force d'essayer sans relâche, lire était redevenu possible , puis toucher, en "empruntant" une main. M'introduire dans un corps avait pris plus de temps, y rester, encore davantage, le faire sans que mon hôte le sache, dix ans ! Ma première tentative, fût pour moi le début d'une nouvelle vie, où plutôt le début d'une mort heureuse; pour quelques heures, je pouvais me sentir vivante.
Une belle jeune femme brune, vêtue d'une jupe en simili cuir noir et d'un top en satin Ivoire, était entrée dans le bar, peu avant vingt trois heures. Sa démarche sensuelle, à son entrée, m'avait interpellée, sa posture langoureuse et sa façon de surveiller l'entrée, indiquaient un rendez-vous galant. Je décidais donc d'attendre en elle, désireuse de retrouver mes petits papillons. Je ne fus pas déçue, ils dansaient, impatients et inquiets : c'était un premier rendez-vous! La jeune femme se rememorait la première fois où elle l'avait vu, pénétrant discrètement dans l'amphi bondé. Leur regard s'étaient accrochés, et poussant sans ménagement son amie à côté d'elle, elle lui avait fait une place. Pendant tout le cours elle s'était traité d'idiote de craquer ainsi pour un inconnu, mais la cuisse musclée qui brûlait la sienne ne lui avait pas permis de reprendre ses esprits. A la fin du cours, il avait posé une large main, douce et ferme sur la sienne et la fixant de ses yeux émeraudes, avait demandé :
_ Il y a un groupe de jazz manouche ce soir au Ménestrels, puis-je t'inviter pour te remercier ?
Sa voix, rendue rauque par le désir tremblait un peu, pourtant il continuait d'afficher une nonchalance, un détachement feint que démentait son regard brûlant. Captivée, hypnotisée elle avait hoché la tête et il était parti en la déshabillant du regard.
_ On se retrouve sur place vers 23h alors !
Déjà, le flot d'étudiants l'avait emporté !
Sa copine était morte de rire.
_ Ça c'est un rencard ma belle !
_ Non mais tu parles d'une débile, je lui ai même pas demandé son nom !
_ Tu lui demanderas ce soir, si t'arrive a bouger de se banc !
Elle la charriait gentiment mais les papillons qui dansaient dans ses entrailles m'emplissaient de pur bonheur, me plongeaient dans mes propres souvenirs. Nous étions aussi impatientes l'une que l'autre de revoir le bel inconnu.
23h05, pour la centième fois elle regarda sa montre, inspectant la salle déjà bien remplie et de nouveau reporta son attention sur la porte. Son excitation fondait, remplacée par l'angoisse d'un lapin ! Plusieurs de ses amis l'avaient salué de loin, l'œil égrillard, reconnaissant, tout comme moi, l'attente d'un rendez-vous amoureux ! La honte de rester seule commençait à la faire bouillir. Pour tenter de se calmer, elle reporta son attention sur les musiciens.
Encore dos au public, ils accordaient leurs instruments dans un joyeux brouhaha. La note fine et claire d'un violon monta dans l'air, le silence des spectateurs impatients l'accueillit. Une complainte douce et romantique emplit la salle et les captura, un violon, un violoncelle, et deux guitares s'écartèrent, toujours silencieux. Leurs musiciens, têtes basses, mains sur les instruments semblaient suspendu à la musique. Au centre, le soliste habillé d'un jeans et d'une chemise aussi noires que ces cheveux, prenait tout l'espace. Ses boucles soyeuses masquaient son visage couché sur le violon, alors que ses mains donnaient vie à l'instrument.
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Tranches de vie
General FictionJ'avais 20 ans quand la mort m'a fauché, sur le trottoir, devant mon bar favori. 30 ans plus tard j'y erre toujours mais maintenant je peux emprunter incognito le corps de ses visiteurs. Chaque soir je vis par procuration la vie d'un des clients. Qu...