Chapitre 2

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Dans un grincement, la porte se referme derrière moi, et surprend mon père. Il est appuyé contre la grande baie vitrée, les bras repliés sur lui-même et le menton tenu dans une main. Je défais mes chaussures dans la petite entrée, à moitié décousues par le temps, il me regarde et j'en fais de même. Je le rejoins et il reporte son regard sur l'immensité de la ville. Nous sommes tellement haut, et à chaque fois que je m'autorise à jeter un œil dans le vide, j'ai la tête qui valse. Dans l'appartement il fait sombre, aucune lumière n'est allumée, et si il y en avait, il n'y en aurait qu'une selon le règlement - consistant à économiser l'énergie de la turbine. Je croise mes bras sur la poitrine, j'ai le poux qui s'accélère quand je regarde trop longtemps par la fenêtre. Il n'y a plus personne dans les rues, celles-ci sont à présent plongées dans l'obscurité, une épaisse couche noire qui recouvre la crasse si bien vue la journée. Je détache les yeux d'en bas, et j'observe mon père, toujours pensif, l'air grave. Les dernières lueurs du ciel viennent éclairer les teintes grisâtres dans ses cheveux et sa barbe de trois jours, quand il se redresse.
- Franck m'a encore prévenu, dit-il exaspéré.
Je resserre mes bras, si il pouvait se mêler de ses affaires au lieu de me surveiller, je ne suis plus une gamine, je ne suis plus la gamine qu'il chaperonnait à l'atelier.
- La prochaine fois qu'est-ce que ce sera ?
Je me détend, Franck ne veut que mon bien depuis que je suis petite, et je me déteste de l'avoir détesté pendant quelques secondes. Il est un ami à mon père, même un bon ami, il est lui aussi un père, ou il l'était... Ce que je sais, c'est qu'il a perdu sa femme et son fils au début de l'épidémie. Il n'avait plus de famille, sa famille, quand il est arrivé au camp. Il ne restait que lui, et la première personne qui le lui a rappelé c'est moi.
Je me maudis des fois.

Je n'étais encore qu'une enfant, qu'une enfant dans cette saloperie de hall bourré de monde, avec un visage pâturé de terre et de sang. Sur son t-shirt, à Franck, il y avait aussi du sang. Il était assis sur une chaise en bois, un bois bien poncé et qui brillait, une chaise qui n'avait plus sa place. Il était seul, et complètement désorienté.
Nous l'étions tous, mais à cet instant, j'aurais juré qu'il était saoul si la situation n'avait pas été si singulière.
J'étais assise par terre, adossée contre l'une de ces grandes colonnes en pierre, les jambes repliées sur moi-même et je ne pensais à rien, à plus rien. Le visage relevé, les yeux perdus dans le vide, et la bouche entre-ouverte, je balançais doucement ma tête, comme si j'émergeais d'un rêve. Sauf que je n'émergeais de rien du tout, l'homme à ma gauche se laissa tomber depuis la chaise et ne prit pas la peine de se relever. Nous étions tous les deux à terre, nous étions tous les deux abattus. Je l'ai regardé, lui et son t-shirt maculés de sang, et j'ai fini par demander :
- Il est à qui ce sang ?
Le son fluet de ma voix avait parut résonner dans tout le hall. J'avais resserré de mes bras mes petites jambes, au moment où il leva brusquement la tête. Moi aussi j'avais du sang sur le visage et sur les vêtements, mais il appartenait à ma mère. Alors le sang qu'il avait devait appartenir à quelqu'un d'autre, vu qu'il n'était pas blessé. Telle avait été ma logique à neuf ans...Et comme les enfants peuvent être si direct, si automatique, ils ne passent pas par quatre chemins.
- Ma femme..., m'avait-il répondu tout bas. Il avait baissé les yeux, avec en tête, sans doute la dernière image de sa femme. Et moi, j'étais en train d'imaginer sa femme morte.
Il passa une main sur son visage, soupira fortement et reprit, tout bégayant :
- Et...et, et mon fils, il avait l'air de chercher quelque chose - ou quelqu'un -, car soudainement il se mit à balayer le hall du regard, le visage emprunt d'une folle expression, mais il se radoucit quand son regard vint se poser sur moi.

- Kylie ? Tu m'écoutes ? Bon sang !
Immédiatement, la voix de mon père fait abstraction et je me redresse. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point j'avais resserré mes bras, car une fois ces derniers relâchés, je pu mieux respirer. Il me regarde alors, comme un père considérant la bêtise de son enfant, entre la colère et l'indulgence.
- Jamais tu ne mettra un pied hors de cette ville, finit-il par dire.
Je soupire d'agacement, c'est toujours le même refrain. Pourtant, je ne risque rien là-haut, je suis hors de portée, sinon pourquoi auraient-ils construit cette tour de surveillance ? Mais mon père, lui, ne veut rien entendre. Il suffit de savoir que cette tour se trouve juste au bord de la ville, pour me faire un sermon. Mais il n'y a qu'une fois là-haut, que mon cœur s'emballe un peu. Il n'y a qu'une fois là-haut, que mes idées se mettent en place. Là-haut, je me sens un peu plus appartenir à ce monde, car je suis un petit peu moins en retrait. Et c'est une fois là-haut, que je remarque le déni dont je fais preuve en bas. La réalité versus l'illusion.
- Je dois y aller, vas dormir maintenant.
Désormais, je ne proteste plus, car quoi que je dise c'est peine perdue. J'ai assez bataillé avec un tas d'arguments, j'ai même utilisé Jace pour prouver que je ne risquerais rien, mais en vain.
Dans un silence, je pars me coucher, et j'entends alors la porte se refermer. Il est de garde la nuit, et je suis de garde dans mes prières pour qu'il ne lui arrive rien.
Dans la chambre il fait sombre, très sombre, mais je n'ai pas envie d'actionner la lumière, l'éclairage me ferait mal aux yeux. Je cherche à tâtons mon bas de pyjama dans l'armoire, et je repense à la tour de surveillance. Le confort fait parti du déni, me dis-je. Je jette négligemment le jean que je portais dans l'armoire, j'enfile en vitesse le pantalon de pyjama qui m'est un peu trop grand que Jace m'a rapporté un coup, et je file sur le matelas posé à terre. Quand j'étais petite, il y avait un lit à la place, mais un lit d'enfant, un enfant que je ne connaissais pas, un enfant probablement mort. Quant à moi, j'ai fini par grandir, et je suis devenue trop grande pour ce lit. Un peu plus chaque jours, je deviens trop grande pour vivre ici, me dis-je. Je retire ma veste, et la jette quelque part dans la chambre, je soupire. Adossée au mur, je ramène mes jambes contre ma poitrine, je pose mes coudes sur mes genoux et fini par prendre ma tête entre mes mains. Si seulement rien de tout ça n'était qu'un de mes cauchemars, si seulement...je repense au déni, à ce foutu déni, mais c'est déjà un cauchemar ! Je frotte mes yeux si brutalement, que des étoiles dansent devant moi. Je soupire encore, plus bruyamment, et laisse tomber ma tête sur l'oreiller. Une larme, deux larmes, puis je ne compte plus, glissent et viennent mouiller le tissu. De vieilles images me saisissent, et tout au fond de moi je prie pour qu'elles m'emmènent loin, qu'elles me fassent même horreur dans mon sommeil, qu'au moins je puisse enfin dormir.

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 23, 2015 ⏰

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