Le rêve américain

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 La sensation de froid s'explique par des dizaines de causes différentes, plus communes les unes que les autres. L'anémie. Le manque de sommeil. Une mauvaise hydratation. Un verre d'eau trop frais. Un mauvais rhume en plein hiver. Que celui qui n'a jamais ressenti cette anesthésie désagréable jette la première pierre. Et je suppose, sans même savoir votre nom ou quoi que ce soit qui constitue la personne que vous êtes aujourd'hui, qu'une âme charitable vous a tendu la main.

La femme a l'air terrifiée sur sa chaise. Son regard inspecte chaque centimètre carré de la pièce dans laquelle elle se trouve, allant du pot de fleur sur le bureau du coin, au tapis bleu aux franges décousues, à l'homme devant elle, si calme que c'en est épouvantable. Quand il daigne la regarder, ce n'est pas pour lui tendre un mouchoir, ou pour la rassurer dans quelque mesure que ce soit. Avec un air méprisant qu'il n'a pas la décence de cacher, il dit d'une voix claire :

- Vous allez ressentir une impression de froid.

Puis il presse le tube au dessus du ventre de sa patiente, duquel sort un épais liquide bleu. La sensation se répand en quelques secondes seulement, ankylosant à une vitesse folle la peau s'étendant de son bas-ventre au dessous de sa poitrine.

Sans aucune douceur, le médecin saisit la sonde et la colle sur le ventre de sa patiente. Une situation des plus courantes, n'est-ce pas ?

La femme tremble, elle fixe malgré elle cet outil qui déterminera d'un instant à l'autre, le reste de sa vie. L'homme est concentré, ses sourcils broussailleux sont réduits à une seule et unique ligne, barrant son front plissé, abîmé par le temps. Ses yeux clairs si rétrécis sont l'image même de l'attention, pointés sur son minuscule écran. Sans esquisser un seul mouvement, il se contente d'annoncer :

- Vous êtes enceinte.

Trois mots. Trois mots tout simple qui font basculer sa vie. La confirmation que tout ceci était réel, que sa vie d'avant venait de se terminer. Elle lève la tête timidement vers le docteur, qui nettoie la sonde avec une précision chirurgicale. Mais il ne croise pas son regard.

Elle n'ose pas bouger. Si elle bouge, elle devra se lever, parler, et prendre conscience que cet entretien restera gravé à jamais dans sa mémoire, et que quoi qu'elle fasse, les minutes suivantes pourrait causer des milliers de désastres.

Il va poser la question, c'est évident. Elle le sait. Je le sais. Et pourtant le poids des mots qu'il prononce semble anéantir tout espoir.

- Voulez-vous le garder ?

Elle ne sait pas quoi répondre. Comment le pourrait-elle ?

2 choix s'offrent à elle, ils paraissent simples mais ne le sont pas, c'est chose certaine. Toutefois, cela reste un choix.

Elle ne peut pas l'élever. Elle ne veut pas l'élever. Que ce soit une question d'aptitude ou de volonté, qu'importe au fond ? C'est un choix, un choix qui ne doit revenir qu'à elle, et à elle seule.

Mais ce ne sera pas le cas. Le mépris de ce docteur, le jugement de ses voisins, le dégoût de ses amis, la colère de ses parents, toutes ces petites choses vont l'influencer et elle choisira de poursuivre sa grossesse. Elle refusera de profiter de son droit, celui de sauver cet enfant, et elle-même, d'une vie misérable.

Je suis cet enfant. Celui qui vécut. Celui qui subit les remarques, les violences, les épreuves et revers de la vie à cause de cette décision qui n'a pas été prise. Cet enfant malheureux.

Je suis cette famille démunie qui vit dans la pauvreté. Cet enfant qui n'a pas la possibilité d'aller à l'école parce que son père est trop vieux pour travailler les champs, et qu'il doit prendre la relève, parce que les études sont trop chères pour que le couple puisse se permettre une telle dépense.

Je suis cette étudiante qui vient à peine d'entrer dans la vie active, qui n'a encore rien fait d'important, qui a à peine vécu. Elle met sa vie en pause pour assumer cette grossesse. C'était une erreur, une soirée trop arrosée, et cette soirée la hantera toute sa vie. Elle pèsera sur les frêles épaules de cet enfant à venir.

Je suis cette autre femme qui s'est trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Cette femme a qui on a enlevé un choix de plus, celui de dire non. Cette femme qui avait sa vie toute tracée. Des plans, des souhaits, tous réduits en poussière.

Je suis ce couple qui ne veut pas d'enfant. Ce couple qui se suffit. Et je suis aussi celui-là, qui peine à rembourser le crédit de sa maison. Je suis cette femme, qui est seule et lassée de vivre. Je suis tous ces milliers d'elle, à qui on enlève le choix – non pas de tuer un enfant – mais de le sauver, ces milliers d'eux, qui ne veulent pas causer la douleur et le malheur de leur enfant.

Cette liberté n'est pas acquise. Elle est enfermée dans les jugements, étouffée par les lois.

La sensation de froid s'explique par des dizaines de causes différentes, plus communes les unes que les autres. L'anémie. Le manque de sommeil. La peur. Que celui qui n'a jamais ressenti cette anesthésie désagréable jette la première pierre. Et je suppose, sans même savoir votre nom ou quoi que ce soit qui fasse la personne que vous êtes aujourd'hui, qu'une âme charitable vous a tendu la main. Alors tendez la main à votre tour. Ne laissez pas ces regards vous enfermer dans une vie que vous ne méritez pas.

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⏰ Dernière mise à jour : Jun 25, 2022 ⏰

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