À la frontière des mondes

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Note : Ce texte a été écrit dans le cadre de l'édition 2022 du concours de nouvelle de la plume Dauphine. Le thème était « La limite » et les mots suivants devaient se trouver dans le texte : « vague, infini, choisir, inépuisable, imposer ». J'espère qu'il vous plaira.


J'aime regarder le soleil qui se lève sur la mer.

À l'aurore, lorsque la nuit laisse place au jour, je descends quotidiennement sur la plage, avec ma toile, pour peindre.

Je sais que je ne suis pas originale. Des centaines d'artistes se sont essayés avant moi à l'exercice. Je n'ai pas pour objectif de créer une quelconque œuvre qui restera dans l'histoire. C'est juste un passe-temps. Et je me sens à ma place, lorsque je regarde les vagues qui dansent devant moi.

Ici, le jour et la nuit se confondent, tout comme la terre et la mer. La limite entre deux mondes. C'est peut-être pour cela que je m'y trouve si bien.

Après tout, ne suis-je pas moi-même à la limite entre deux mondes ?

Tout à l'heure, lorsque le soleil sera déjà haut, j'irai chercher une ombrelle pour aller au marché. J'aime cuisiner les fruits et les légumes frais, même si certains de mes adelphes me disent que c'est une perte de temps. Et puis cela me permet de garder un contact avec les habitants du village. J'apprécie ce rendez-vous hebdomadaire et les commerçants me connaissent. J'aime les voir me sourire et m'appeler « mademoiselle ».

De mademoiselle, je n'ai que l'apparence et le statut marital. Née en 1898, re-née en 1915, je ne suis plus une enfant.

Ma seconde mère a été sévèrement punie pour son acte. Même si ma disparition n'a pas été particulièrement remarquée en temps de guerre, créer de nouveaux immortels était déjà interdit avant même la révolution. J'ai moi-même été adoptée par sa seconde famille. Ils m'ont montré comment avancer dans ma nouvelle vie, ou ma nouvelle mort, selon le point de vue choisi.

Peut-être suis-je à ma place, ici, sur une plage au lever du jour, par ce que moi aussi, je suis à la limite entre deux univers. Pas tout à fait vivante. Pas tout à fait morte non plus.

Je trace les lignes d'horizon sur ma toile, essayant de représenter la mer, qui s'étend jusqu'à l'infini.

C'est drôle, l'infinité. J'ai à peine cent ans. Je suis bien jeune, comparée à la plupart de mes adelphes. Pourtant, j'ai déjà ce savoir que je vais vivre à tout jamais. Il me pèse plus qu'aucune souffrance physique. Je comprends pourquoi certains de mes pairs ont fait le choix de ne plus se mêler aux vivants. Leur vie est finie, éphémère.

Limitée.

Je sais que je devrais déménager lorsque ma présence ici deviendra trop suspecte. Lorsque les habitants commenceront à se poser des questions. C'est un problème que je n'aurais pas si je vivais recluse, ou au moins dans une métropole. Mais je tiens à mon quotidien et je tiens à mes contacts avec les vivants. La moitié de mon monde.

Les morts desquels je suis proche, étrangement, ne sont que ceux de mes dix-sept années de vivante. Mes parents pour qui une plaque a été érigée sans corps dans notre village natal, car l'un n'est pas revenu du front et l'autre s'est jetée dans un fleuve. Mes amis, qui, lorsqu'ils ont vécu assez longtemps, m'ont effacée de leur mémoire. Je ne suis pour eux rien d'autre qu'une triste histoire de jeune fille disparue.

Aujourd'hui, aucun de ceux que j'ai connu étant vivante n'est de ce monde. Je ne suis pas malheureuse. Je savais depuis longtemps que c'était quelque chose qui allait arriver. Nous sommes destinés à vivre au-delà des vivants. J'ai depuis longtemps arrêté de me lamenter sur mon sort.

À la frontière des mondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant