0.1 : Identity V

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Le temps est une mesure étrange. Le temps n'est jamais perçu de la même manière par chacun. Le temps peut changer un homme, mais jamais l'homme ne changera le temps. L'on ne peut dominer l'indomptable, mais l'on peut essayer de le comprendre. Comme les souvenirs.

Ah ça, ils fluaient en brouillon dans l'esprit du jeune homme, ils fondaient sur lui n'étant même pas préparé à cette attaque de front. Ils l'envahissaient au pire moment, à l'instant critique, mais quand il en avait besoin, rien ne lui venait à l'esprit. Pas même la réponse à sa plus grande question, à son plus grand songe: que faisait-il ici? En ce lieu sans issue dont la seule liberté est de garder son rôle de fameux prisonnier, ce rôle qui collait bien avec sa situation... mais aussi avec celles de ses camarades, ses... "partenaires de jeu". Qu'il préférait personnellement appeler "amis".

C'est vrai, cela faisait longtemps déjà, qu'ils étaient tous ici, coincés dans ce manoir. À jouer à un jeu morbide et dangereux, à en faire des cauchemars. Et pourtant... Le "détenu" ne faisait que rêver de la même chose ces temps-ci. Non, pas des chasseurs qui ne cessent de les traquer... mais plutôt des fragments, des bribes de souvenirs flous, disparus depuis déjà une éternité.

Chaque fois, chaque nuit, il se retrouvait dans cette même pièce. Avec ce même instrument. Il s'en souvenait comme il pouvait se souvenir de la veille. Parfaitement. Et pourtant, pourtant, il ignorait l'origine de cet endroit. L'origine de ces gens. Son identité effacée...

Et même s'il ne lui disait rien, le piano qu'il se rappelait avoir effleuré du bout des doigts, ce bois ancien nous faisant reconnaître la valeur de l'objet, il en avait encore le souvenir frais en mémoire, tout frais. Même la mélodie qu'il jouait, son coeur bondissant dans sa poitrine à chaque note jouée. Et ce silence, ce sentiment d'être si seul dans un si grand endroit, si modeste. Chaque nuit c'était pareil, et même en pleine partie, des fragments de ces souvenirs revenait. Cela le perturbait tout autant que ça l'intriguait... et que ça l'agaçait. Et avec raison: la dernière fois, ces sursauts de souvenirs ont failli le faire trépasser de la main de Bane. Si le gardien des cimetières n'avait pas été là, il serait probablement... mort. Et dans ce cas, il serait en train de lui faire une tombe.

Rien que cette idée morbide le fit frissonner et il songea à penser plus positivement. Il fallait demeurer optimiste! Lui-même confiait ce secret du bonheur aux autres, surtout à ce cher Andrew qui se faisait sans arrêt de la bile pour lui. N'empêche, ça lui donnait un côté craquant qu'il ne voulait changer chez l'homme.

Lorsque ses sens reprirent leur activité, peu après son réveil, le jeune homme aux longs cheveux bruns se rendit compte qu'il était toujours à sa table de travail. Il s'était bien endormi une nouvelle fois devant son invention... invention qui elle-même faisait partie de ce "déjà-vu", mais dont l'origine était si vague, si flou qu'il pensait cette quête inventée de toutes pièces parfois. Mais pourtant, en y songeant, il était convaincu. Il devait y consacrer tour son temps, terminer cette invention, il le fallait!

En s'étirant sur sa chaise de bois qui craquait au moindre mouvement, il jugea, avec la noirceur quasi totale de la pièce, qu'il était seul et qu'il faisait nuit. Il avait donc passé tout l'après-midi à ronfler sur ses plans de travail? Il en éprouva un peu d'amusement, laissant le coin de ses lèvres se lever légèrement lorsqu'il regarda son plan à peine démarré. Maintenant qu'il n'avait plus aucune fatigue sur les épaules, l'envie d'explorer le manoir lui parvint rapidement au cerveau. Oui, ils étaient bien prévenus qu'ils ne pouvaient errer ainsi dans les couloirs comme ils le veulent... mais sa curiosité et son esprit aventureux ont facilement pris le dessus sur sa méfiance et sa prudence.

Il se leva donc de sa chaise lentement, rattachant la petite couette qu'il avait à l'arrière de la tête. En se faisant, il s'approcha de l'entrée de la salle avant de s'y faufiler pour sortir. Il était très surpris de constater le silence total des couloirs de la demeure. Et dans un sens, c'était aussi rigolo. Il se croyait vraiment comme un prisonnier en fuite. Manquait plus qu'un objet improbable pour reconstituer la scène historique de l'évasion. Mais bien sûr, il n'était pas là pour chercher les ennuis. Enfin, si un peu, mais pas avec une tentative désespérée comme celle-ci.

Le Recueil des One-ShotsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant