Pastèque et machette

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 Je n'ai jamais compris la fascination qu'avaient certains artistes pour la décapitation. Pourtant, celle-ci semble bien dater de la nuit des temps, ou du moins depuis que Salomé a fait tourner la tête de son beau-père pour qu'il déboulonne celle de Saint Jean-Baptiste. Avant l'histoire que je vais vous raconter, la décapitation n'était pour moi qu'un acte de pure barbarie. C'est vrai, déjà que nous l'associons à la peine de mort et donc à une sentence archaïque, il faut en plus que ça gicle, que ça estropie des cadavres laissés pour laids et je suis désolée mais personne ne veut voir figée la dernière expression d'un visage qui attend qu'un bout de métal lui traverse la nuque.

   Enfin, ce n'était certes pas l'avis de danny. Lui faisait partie de ces rares hommes qui portaient ce fantasme au-delà de la transe face à l'apparition de Moreaux comme aurait pu le faire n'importe quel esthète aux goûts un peu macabre. Non, danny allait bien plus loin, il fantasmait certes cette mise à mort mais la portait sur sa personne même avec quelque chose de sexuel. Combien de fois, l'arrière du crâne posé sur mon buste, danny me prenait les mains et les faisaient glisser de son ventre à son cou avant de me murmurer d'un air badin : « Aller... Arrache moi ça... » Pourquoi j'y pense ? Eh bien, disons que le fait de tenir sa tête sectionnée entre mes mains et de la caresser du bout des doigts donne du sens à ce que je prenais alors pour des délires de l'esprit sans importance.

   Tout a commencé à la plage. Pendant que nous baignions avec danny, il alla soudain se cacher sous l'eau pour venir m'attraper les hanches. Lorsque son gigantesque corps émergea, je m'accrochai à son cou pour atteindre ses sommets alors que mes pieds avaient été sortis de la mer. Je riais, riais de son immaturité avant de remarquer que mes jambes ne touchaient pas son maillot mais caressaient sa peau lissée par l'eau. Confuse, je baissai les yeux et vis une trainée rouge se diffuser dans la mer. Un enfant hurla de terreur : danny n'avait plus son maillot. Je le lâchai et retombai dans la flotte, lui restait immobile, avec un air ahuri, réfléchissant à la meilleure manière de gérer cette crise. Épiant la mer du regard, il finit par retrouver son maillot qui avait été déchiré par des rochers. Récupérant les inutiles lambeaux de tissus, il les mit en boule et alla se doucher à la vue de tous. Ne comprenant pas cette priorité, je l'avais suivi et, je tentais, gênée, de créer un paravent avec une serviette étendue pour cacher danny, en vain. Les voyeurs arrivaient de partout et pestaient à la vue de ce manque de pudeur. Une fois que danny eût terminé de se doucher, je me soulageais à l'idée qu'il puisse enfin se couvrir mais lorsque je lui tendis sa serviette, il me regarda avec une moue boudeuse et dit : « Elle est pleine de sable, j'aime pas. » Sidérée, le je regardais rejoindre nos affaires et attendre debout en croisant les bras. Il me promit de se rhabiller une fois que le Soleil l'aurait séché. Je n'avais pas ce temps ! Et les gens de la plage qui s'étaient mis à former un cercle autour de nous pour nous isoler non plus ! Ils nous dévisageaient, grimaçaient et leurs regards étaient comme de lourdes mains accablantes qui venaient se poser sur danny et moi qui ne le rejetait pas. Lui avait les épaules pour supporter la pression. Pour moi, l'effort était trop dur. Je rougis. En cet instant je maudis danny et ses manies, ces excentricités qui me mettaient plus dans l'embarras qu'autre chose. J'essayais de lui lancer une serviette pour emprisonner ne serait-ce qu'un instant cette nudité fauve, j'échouais à chaque tentative et mon malaise restait le même. Lorsque l'espoir de vêtir danny commençait à se tarir, une voix surgit du cercle que la foule de médisants avait créé : « Que personne ne s'indigne à cause de lui. Votre serviteur ira se battre contre ce fils de pute. »

   Nous tournâmes nos regards vers le garçon qui n'avait cessé d'injurié « Sale chien, te montre ainsi devant des enfants... » il était jeune, dix-sept ans, pas plus, le maillot rouge qui moulait son sexe nous faisait comprendre qu'il était maître-nageur « J'aurais pu te demander de te rhabiller, mais il a fallu que tu nous provoques en exhibant ta queue immonde... » j'avais vu à l'œil de danny que l'idée d'affronter un aussi beau jeune homme lui plaisait bien. Je le comprenais. Face aux muscles légèrement saillants de ce petit corps dont la peau était recouverte de fines tâches ensoleillées, ma morbidezza ne pouvait certes satisfaire son désir d'adversité. Alors, ouvrant ses deux bras et espaçant ses cuisses, danny contracta ses muscles pour provoquer le garçon qui fit mine de s'énerver en rougissant « Comment oses-tu exhiber un corps aussi immonde... ? » et il se jeta sur danny en lui envoyant son pied droit dans le ventre de l'immonde exhibitionniste. Le voyant venir, danny s'écarta légèrement, évitant le coup de pied du garçon qui, pris dans son élan, finit sa course dans les bras de danny qui se refermèrent sur lui comme la gueule du Léviathan. Ça l'amusait bien, à danny, d'avoir comme ça une petite et faible créature qui s'agitait contre lui. « Puisque notre relation devient un peu plus... sensuelle... tu pourrais me dire comment tu t'appelles mon mignon ? » Il n'avait bien sûr pas envie de répondre et asséna un coup dans les couilles du géant pour l'obliger à lâcher prise avant de taper du coude contre son menton. Sonné, danny tomba, face contre ciel. Le garçon se jeta alors sur son ennemi à terre, s'assit sur son ventre et saisit une pierre qui se brisa en frappant le front de danny.

   La foule en délire acclama la victoire du petit David qui venait de mettre un terme à la menace que représentait ce non-circoncis pour la bienséance. Un vieil homme saoul brisa le cercle et pointa le vaincu du doigt : « Je le reconnais ! Ce salaud ! C'est danny le Bleu ! Sa tête est mise à prix, il faut que tu nous débarrasses de ce monstre ! »

    « Monstre », le mot était lâché. Quoi que danny aurait fait, il aurait été le monstre de ce duel, celui que l'on veut voir mourir car on n'a pas le pouvoir de le faire soi-même. Il était là, étendu, offert à celui qui n'avait plus qu'à aller cueillir sa tête rousse. On donna au David une machette qui ne semblait choquer personne à cause de la sanguinaire euphorie collective. Le jeune héros se pencha, non sans cérémonie, sur son adversaire et leva la lame vers les cieux sous les bruyants croassements de la foule. Ça lui plaisait. Pour la première fois de sa vie, il n'avait plus à imposer son existence en l'opposant à celle des autres : on lui avait donné un rôle et il trouvait un plaisir masochiste à le jouer. danny ne se souciait plus de rien, une expression de quiétude s'était dessinée sur son visage et le fait que ce soit parfait inconnu qui soit parvenus à faire susciter de tels sentiments à mon ami me rendait jalouse. Alors, brisant la jouissance qu'il ressentait en entendant parler de lui pendant qu'il faisait le mort, je me raclai la gorge et lui dis d'un air sévère : « Ça va ? Je ne te dérange pas ? Tu pensais que je ne t'avais pas vu contracter tes muscles pour détourner ton sang de ton petit zgueg excité ? »

   Silence.

   La lame tomba sur la gorge de danny pour l'exécuter sans jugement. Mais juste avant de l'atteindre, elle fut détournée et traversa celle du petit David qui s'agenouilla, s'étouffant dans son propre sang. danny se releva et saisit le manche de la machette, puis, d'un mouvement circulaire, décapita le garçon dont la tête tombante souleva la poussière du sol. Il m'emporta avec lui. Jamais nous ne revîmes les cellules de cette foule que nous avions laissée horrifiée par cette violence fantasmée qui venait de tuer la mauvaise victime.

   Quelques semaines plus tard, curieuse à cause de ces histoires de décapitation, je fis un moulage dans de la cire de la tête de danny. Il s'était découvert en revenant à notre planque. J'étais là, affalée sur un fauteuil, caressant du bout de mes doigts la tête de cire. Surpris, il tomba à mes pieds et se traina vers moi pour regarder son reflet de cire. Il s'approchait, touchait avec moi son visage jusqu'à ce que la chaleur de nos paumes fasse fondre son reflet qui coula à travers le parquet. Nous restâmes quelques instants sans rien dire, un trou s'était créé entre nos mains et pour le combler, danny approcha son visage et je me saisis de sa tête.

Machette sur pastèque Où les histoires vivent. Découvrez maintenant