Mémoire d'une affaire classée

Chapitre 1

Nous sommes sur Penumbra. Vous pensiez que notre plus gros problème serait les sauriens géants ? Ou bien les plantes carnivores géantes ? Peut-être les tempêtes psymétéorologiques géantes ? Eh bien...dans un sens vous auriez raison. Mais cette planète sait déployer des trésors de cruauté quand il s'agit d'élaborer un moyen toujours plus horrible de mourir sous les griffes de sa faune, ou même de sa flore. Tout ici dépasse l'être humain en taille, en férocité et en ingéniosité meurtrière, alors vous seriez étonné d'apprendre que le prédateur le plus dangereux pour l'homme est en réalité assez petit. Il existe une créature d'aspect ramassé, partageant beaucoup de caractéristiques physiologiques avec nos félidés, qui rôde dans sous-bois des jungles pénumbréennes. Nous l'avons nommé Leo Fumus, mais les locaux, eux, lui ont donné un nom à la hauteur des mythes qui s'y rattachent : Bäalgar. Il est l'objet d'un rituel guerrier particulièrement mortel, que l'on ne m'a jamais autorisé à observer, et le gardien des racines du monde, selon leurs légendes. Sa dangerosité ne vient pas uniquement de son agressivité, mais aussi d'une caractéristique incroyable : il exsude une sorte de puissante toxine aérienne, un cocktail explosif qui rends fou quiconque tente de s'en prendre à lui. Ainsi aveuglées par des visions délirantes et animées par un besoin irrépressible soit de fuir, soit de se battre, Leo Fumus cueille aisément sa proie, qui oublie tout bonnement de se défendre. La mort vient promptement...

Darwen Oscura, Adepte Archiviste assigné au monde sauvage de Penumbra, secteur Callixis, Segmentum Obscurus.

— Est-ce que t'es un monstre ?

Parfois, on ne se doute pas des mots qui vous ramèneront à la réalité, à la raison. Lorsqu'une gamine des rues le trouva dans une allée sombre, le regard fou et couvert de sang, il était blessé et hors de lui. Cette question posée avec une innocence apeurée avait ravivé quelque chose, comme une ancienne terreur, un besoin de se prouver qu'il n'était pas un objet entre les mains d'un autre, pour lequel tout justifiait la violence.

Mais tout lui échappait. Son nom, son âge, ce qu'il faisait dans ce lieu qu'il ne connaissait pas. Il n'y avait que le sang et la folie, lui recouvrant les mains et faisant danser devant ses yeux des petites tâches vermillon. Et il y avait les corps, aussi. D'innombrables visages crispés de douleur, les orbites figées dans une expression de terreur absolue, comme si dans leurs derniers instants ils avaient pu contempler le vrai visage de la mort.

Il contempla le carnage pendant de longues secondes, incrédule. En était-il l'auteur ? Ou un survivant ? Impossible de le dire. Un appel résonnait au plus profond de lui, il sentait que quelque chose s'était temporairement endormi. La voix de la fillette le tira de ses rêveries.

— Tu peux pas rester ici, monsieur, les magist' seront bientôt là.

— Qui es-tu ? Je suis où, là ? » Sa voix était rauque et sèche, comme exténuée d'avoir crié trop fort pendant trop longtemps.

— Ca serait plutôt à moi de te poser la question, nan ? T'es au fin fond du trou du cul de Sibellus, entouré de cadavres, et visiblement en train de te vider de ton sang.

Il se releva en grimaçant. La douleur lui permit de localiser l'origine de la flaque cramoisie dont elle parlait et qui se formait au niveau de ses chevilles : une lacération au flanc, dangereusement proche de nombre de ses organes vitaux. En grinçant des dents il comprima la plaie, dans l'espoir d'endiguer l'hémorragie.

— Et ça ne te fait pas peur ? » grogna-t-il pour toute réponse.

Son interlocutrice n'était pas bien grande. Mais l'intensité de son regard trahissait une maturité acquise à la dure, qui démentait la quinzaine d'années semblant être son âge. Elle avait une apparence mince et sale, des vêtements qui n'avaient pas reçu la bénédiction du lavage depuis fort longtemps, et un visage étréci aux arêtes sèches qui devait rarement manger à sa faim. Ses yeux se perdaient dans l'ébouriffement de cheveux aussi rebelles que devait l'être son tempérament.