Le musée des souvenirs

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   Il ouvre la seule porte qu'il voit devant lui. Une grande porte sombre d'épais bois noir. Une porte vétuste, fissurée, abîmée par le temps. On craint qu'elle ne s'écroule, mais elle tient toujours, comme si elle a, dans le creux de ses fissures, une énergie qui l'enjoint à tenir et à résister. Il tourne la poignée dorée et pousse la porte. Elle grince, elle pousse un cri, un cri de tristesse et de désespoir. Elle aurait aimé ne jamais être ouverte, mais le destin en a choisi autrement. 

   Il avance dans la salle qui se présente devant lui. La première chose à laquelle il pense est : "Un musée !". En effet, cette salle carrée avec ses hauts murs bleus, ses moulures au plafond, ses corniches aux motifs floraux et ses objets en exposition rappellent tout d'un musée. Il fixe le mur longuement. Il connaît ce bleu. Un bleu pâle, très doux. Bleu comme le ciel un jour de printemps quand le vent souffle. Bleu comme la mer quand elle est miroitante. Bleu comme une âme en paix face à l'harmonie du monde. Ce bleu, c'était sa mère qui l'avait choisi pour peindre les murs de sa toute première chambre quand il était enfant. Une chambre d'enfant avec ses petits livres à images, ses coffres à jouets, ses photos de famille, ses peluches et sa boîte à musique. Une chambre où il n'avait connu aucun souci, aucune responsabilité. Un bonheur pur et innocent, inconscient de ce que la vie lui réservait. 
   Il s'avance dans la salle et reconnaît les objets qui y sont exposés comme des reliques du passé. Il s'approche d'un présentoir où est posé un minuscule objet. En l’observant, il voit qu’il s’agit un petit bracelet blanc, si petit que seul un nouveau-né pourrait y passer son bras. Alors il comprend. C'est le bracelet que les sages-femmes lui glissèrent autour du poignet le jour de sa naissance. On peut y lire son nom, Philippe Duprieux, sa date de naissance, 16 janvier 2004, son heure de naissance, 23h53, son lieu de naissance, Paris XVIIIème, son poids à la naissance, 4,3 kilogrammes, sa taille, 40 centimètres. Tant de données qui cherchaient à décrire un nouveau-né qui n'était encore rien dans ce monde qui ne le connaissait pas. Pendant quelque secondes, il n'avait été que Philippe Duprieux, 4,3 kilogrammes et 40 centimètres, avant de devenir Philippe, fils de Marie-Louise et Jean-Marc Duprieux, frère d'Adrien Duprieux. En quelques secondes il devint quelqu'un qui a une place dans ce monde. 
   Il arrête de regarder le bracelet pour se concentrer sur une odeur qui lui chatouille les narines depuis qu'il est entré dans la pièce, mais il ne s'était pas encore donné le temps d'y faire attention. Cette odeur, il la connaît. Il la connaît très bien. Le parfum de sa mère. L'un des plus vieux souvenirs qu’il a d’elle est son parfum. Il serait incapable de nommer ses constituants, ni les fleurs et les arômes qui le forment, mais il le connaît. Pour lui, ce parfum évoque la douceur d'un champ de fleur au printemps, mêlée à la bise du vent. Quand il sent ce parfum, il se voit heureux avec sa mère, assis au milieu d'un champ de pâquerettes. Il n'a pas souvenir d'avoir été dans un champ de pâquerettes avec sa mère, mais cette image, il la voit, il la sent comme la réalité. Il n'a pas senti ce parfum depuis longtemps, ou plutôt il n'y fait plus attention depuis longtemps. Depuis plusieurs années, son esprit a été détourné des choses simples qui le rendaient heureux : une odeur, un goût, un souvenir, une musique… Il les a tous oubliés. 
   Il marche un peu dans la salle, pour observer les autres reliques en exposition. Il y voit son lit à barreaux. Son tout premier lit. Celui dans lequel il fit ses premiers rêves. C'est un petit lit de bois peint en blanc. Il y voit sa turbulette jaune avec un petit poussin, une turbulette qu'il n'a pas revu depuis que sa mère l'a donnée à une association. Il aurait aimé garder sa turbulette, en souvenir de son enfance, de ses nuits paisibles et de ses rêves insouciants. Mais la turbulette a disparu, et ses nuits paisibles avec. 
   Un peu plus loin, il remarque un cadre posé sur un meuble. Dedans, une photo de famille. Il y voit son père, Jean-Marc, le tenant dans ses bras. Il était tout juste né quand la photo fut prise. À côté, sa mère Marie-Louise, aux yeux fatigués. L'arrivée d'un nouvel enfant l'avait épuisée. Et puis, entre leurs jambes, Adrien, le frère aîné de trois ans. À son visage grognon, on comprend très vite qu'il n'apprécia pas l'arrivée d'un nouvel enfant, et il le faisait savoir. 
   Il lève les yeux de la photo et il regarde autour de lui. Il n'y a plus rien d'exposé. Tout ce qu'il voit, c'est une porte. Une porte des plus basique. La porte par laquelle il est entré a disparu. Il ne peut plus retourner d'où il vient, il ne peut qu'aller de l'avant. Il tourne la poignée et ouvre doucement, craignant ce qu'il va trouver derrière.

Le musée des souvenirsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant