Terpsichore

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Une jeune fille est assise seule sur un banc. Son regard qui semble triste se porte surdes enfants qui s'amusent dans une grande aire de jeu au milieu du parc. Le ventd'automne qui souffle déjà fort à cette période de l'année fait voler autour de sonvisage pâle ses beaux cheveux blonds. Autour d'elle, de nombreuses feuilles marronset rouges viennent délicatement se déposer sur le sol.Malgré la fraîcheur saisonnière, la jeune fille est vêtue d'une robe blanche au tissuléger et d'un gilet qui recouvre à peine ses bras frêles. Le soleil, quant à lui, brilled'un éclat intense au milieu de cette belle après-midi, mais cela ne suffit cependantpas à la réchauffer. 

Un objet qui roule à ses pieds la tire soudain de ses pensées : il s'agit d'un ballon.Elle se penche doucement pour le ramasser mais de petites mains fugaces l'attrapentavant elle. Une petite fille se tient devant la jeune fille, elle l'observe de ses grandsyeux ronds, plein d'innocence. Durant quelques instants encore elles ne bougent pas,figées, elles se regardent dans le blanc des yeux. La jeune fille craint d'effrayerl'enfant qu'elle vient de rencontrer. Mais celle-ci finalement prend la parole et de sapetite voix lui demande : 

 - Pourquoi tu pleures madame ? 

La jeune fille, surprise, écarquille les yeux, pleure-t-elle vraiment ? Du revers de samain elle effleure ses pommettes et sent effectivement la présence de larmes, qu'ellese dépêche d'essuyer. La petite fille comme pour la consoler, lui attrape la main et l'emmène vers le terrainde jeu où l'attendent ses amis. La jeune fille d'abord réticente, résiste quelque peupuis se laisse finalement guider avec entrain. 

Là, d'autres enfants l'accueillent comme si elle était une vieille connaissance, touscherchent à la toucher, à l'approcher. Ils lui caressent ses belles boucles blondes, lafont courir autour du parc, lui attrapent les bras et la font aller et venir entre eux etc'est alors que dans une danse endiablée, la jeune fille tourne sur elle-même, lève lesbras au ciel et se laisse tomber sur le sol mais avant qu'elle ne touche celui-ci, unpetit groupe d'enfants la rattrape puis la pousse délicatement vers d'autres.Gracieusement, elle tombe dans les bras de chacun d'entre eux, tous la recueillentchaleureusement, lui caressent les cheveux et continuent de la faire tourbillonner etdanser. Puis la petite fille au ballon entame un chant que la jeune fille ne connaît pas,la langue même lui semble inconnue, un autre reprend les paroles de la première,puis deux autres encore, enfin, c'est tout le groupe d'enfants qui se met à chanter. Lesmots semblent danser eux-aussi, il parviennent mélodieusement jusqu'aux oreilles dela jeune fille qui, sans connaître les paroles se met à chanter en harmonie avectout le groupe. Alors reprend la danse de plus belle, mais c'est cette fois-ci le mondeentier qui semble en symbiose, qui les accompagne dans leurs pas délirants. Le ventqui paraissait froid tout à l'heure, devient tiède et fait bouger les cheveux de chacunau rythme de la chanson, les feuilles tourbillonnent élégamment autour d'eux etoffrent un spectacle magnifique, telle une pluie rouge, chaleureuse, empreinted'amour. La jeune fille qui peu de temps auparavant se sentait triste, seule et pleurait,ne ressent ici plus que joie et allégresse. Mais plus que tout, elle se sent vivante.Combien de temps sont-ils restés à danser au milieu de cette symphonie ? Cinqminutes ? Une heure ? Deux jours ? La jeune fille n'en sait rien. 

 Alors qu'elle continue de faire tourner son corps au gré de ses pas et de la musique,elle ressent quelque chose de différent. La mélodie devient étrange : les sons sontdissonants, les voix des enfants éraillées, le chant en lui-même semble effrayant : lasymphonie n'est plus que cacophonie. Les rires des enfants deviennent pleures ethurlements, les gestes et pas gracieux sont à présent saccadés. La jeune fille que lajoie et le bonheur venaient d'envahir, ressent à présent de la peur et de l'angoisse. Ellese met à trembler, son estomac se tord et semble vouloir rejeter le faible repas qu'ellea avalé le midi. Elle est horrifiée par la vision qui s'offre à elle, son esprit veut fuirmais ses jambes l'en empêchent, elles continuent de suivre le rythme du groupe. Leslarmes coulent à nouveau le long de ses joues pâles, elle veut hurler, seréveiller de cette réalité cauchemardesque mais aucun son ne sort de sa bouche, savoix est comme bloquée au fond de sa gorge. La nature qui s'agitait joyeusementavec eux plus tôt, continue elle aussi de suivre le mouvement. Le vent redevient froid,pire même, il est à présent glacial, il gèle presque les larmes de la jeune fille, il hurlede tout son être dans un profond mugissement de désespoir et fait secouerbrutalement les branches d'arbres alentour, celles-ci se plient violemment dans tousles sens comme une prière adressée à la terre, aux cieux et à l'univers, plus qu'uneprière c'en devient même une supplique. Les feuilles continuent de voltiger en toussens mais alors que précédemment, elles tourbillonnaient gaiement et réchauffaient lecœur chacun, elles tombent ici de manière ardue et viennent s'écraser au sol telle unepluie sanguinaire. 

La jeune fille ne veut plus faire partie de ce monde effrayant. Elle ne veut plus voirles instants de paix et d'harmonie se transformer en souffrance et haine. Alors elleferme doucement les yeux et durant quelques secondes, elle oublie la peur et le tristespectacle qui s'offrent à elle mais lorsqu'elle les rouvre, elle se retrouve de nouveauplongée dans l'horreur absolue. Paniquée, elle cherche une solution pour se sortir de cette terrible situation. Soudain,une idée lui vient, une idée effroyable, son sang se glace, son cerveau s'arrête defonctionner correctement durant quelques instants. Si elle avait pu se figer, elle seraitrestée bloquée sur place mais ne maîtrisant plus ses jambes, elle met en action sonplan tout en continuant sa danse machiavélique. Elle approche doucement ses mainstremblantes près de son visage. Dangereusement, ses doigts s'avancent vers ses yeuxbleus. Sans réfléchir une seconde de plus, la jeune fille prend la décision de ne plusvoir le monde et s'arrache les yeux. 

La jeune fille ne ressent pas tout de suite la douleur. Elle remercie Dieu pour lui avoirdonner la possibilité d'accomplir un tel acte, elle se sent courageuse et vivante, enfinelle ne voit plus les horreurs de ce monde. Mais passée cette première vague desoulagement, elle se rend compte de son erreur : elle ne voit plus les abominations eneffet mais le chant infernal est toujours présent, elle entend encore les pleurs, les cris,la plainte du vent... 

 Elle comprend alors qu'elle n'aurait pas dû s'arracher les yeux, elle aurait dû sauverle monde paisible qui s'offrait à elle, faire en sorte que la paix reste paix et que jamaisne vienne la souffrance. Elle aurait dû arrêter les enfants lorsque leur danse gracieuseest devenue horrifique. Elle aurait dû agir et non pas se voiler la face. 

TerpsichoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant