Si ma lucidité s'enlise

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 « Le travail est une calamité » aimait se plaindre mon père. Mais n'aurais jamais imaginé qu'il puisse nous emmener en vacances ainsi, sans crier gare.

Il ne faut jamais dire jamais. Je suis serrée contre mon frère, dans une voiture qui ronfle fort comme une toux sèche et cahote. J'ignore tout de la destination. Je ne peux pas poser ma tête à gauche, contre la vitre, car elle vibre trop fort. A droite mon frère s'agite trop. Et à l'arrière, notre lapin Hourglass gratte la paille qui tapisse sa cage. Une odeur diffuse de litière flotte dans l'habitacle, s'ajoutant à l'habituel arôme de renfermé. La tête me tourne un peu, j'ai mal au cœur. Je commence à avoir une drôle de sensation, qui me rappelle lorsque je vais tout au fond de la piscine la tête en bas, et que l'eau pousse dans mes oreilles. Mais il n'y a pas d'eau. Mon père m'assure « Ce sont les acouphènes. On monte parce qu'on est en montagne. »

Acoutruc ou pas, je sais bien qu'on monte. Je ne suis pas idiote. Et même qu'on monte parce qu'on est en mont-agne.

Ma mère répète sans arrêt que les montagnes sont ravissantes. Je les aperçois à gauche par le fenêtre, encerclant une vallée très basse. Sur la paroi d'en face, un minuscule ruisseau coule à pic en cascade et en torrent. Puis le mince filet d'eau se perd dans le couvert des arbres. La coulée scintille au soleil, attire le regard de son éclat de diamant liquide.

- Bouge-toi, je vois rien ! grogne mon frère.

- Mais toi tu as l'autre côté !

Mon père, à l'entente du début de dispute, déclare :

- On va jouer à un jeu, les enfants d'accord ? Regardez bien les voitures qu'on croise, et comptez-les.

-Je commence, s'exclame mon frère bien trop près de mon oreille.

- Tu veux bien participer, ma chérie ? me demande gentiment ma mère.

Très peu pour moi. « L'acouphane » est de plus en plus fort et il serre l'intérieur de mes oreilles. J'essaye de déboucher avec mon auriculaire mais ça ne marche pas.

J'ai envie de vomir.

Mon frère, les yeux écarquillés, attend la première voiture ...

Mon père crie « HÉ PUTAIN ! » très fort.

Il écrase la pédale de frein. Je bascule en avant. Ma ceinture me coupe le souffle, rentre dans ma peau. Je reste pendant un petit instant collée à ma ceinture par la force du frein, puis je sens, comme une impression de choc violent qui commence à me traverser, mais ne finit pas. Le reste semble étouffé dans un flottement, comme un coup dans un oreiller. C'est étrange et je me sens planer.

Par le cadre de la vitre à gauche apparaissent deux voitures qui nous croisent à toute vitesse. Nous avons évité l'accident avec elles de justesse.

Elles zigzaguent légèrement, et filent bien trop vite pour une route de montagne. La première est blanche. Je la trouve plutôt mignonne, car elle est toute petite et trapue. Elle bondit comme un lapin sur l'asphalte pour échapper à la voiture noire derrière, plus carrée. La peinture s'écaille et de la boue macule ses roues. Elle est vieille.

Elles ont très vite disparu au tournant, derrière nous. Mon père alors, très silencieusement, tourne le volant comme si les bords glissaient entre ses mains. Le volant tourne les roues, qui tournent la voiture et on opère un demi-tour à la suite des deux bolides.

Je suis maintenant du côté de la falaise, qui défile à un mètre face à moi comme en accéléré. J'essaye de fixer mes yeux dessus, mais ils n'arrivent pas à s'accrocher aux aspérités de la roche brune et irrégulière. Nous redescendons peu à peu, je ne comprends rien.

Si ma lucidité vacilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant