Le merveilleux de son expression alors qu’il exerçait le magistère du pinceau me l’avait escamoté, et je m’accusais de m’en être abusée de manière aussi stupide.
Son intransigeance corrigeait tout, critiquait le détail et l’ensemble, soulignait le détour, dénonçait l’hésitant, débusquait le déviant dans la courbe, le raté dans l’incliné, l’excessif dans la verticale, l’espace intermédiaire insuffisant, contraignant ou haletant entre les idéogrammes et le champ intérieur qu’ils devaient faire respirer… Rien ne trouvait grâce à ses yeux.
Réceptive et attentive je convenais que cela n’était, en définitive, que tout à fait normal. Je comprenais et persistais. Novice j’étais, mais résolument décidée à combler mon retard. Sans mot dire j’obtempérais en souplesse et soumission, car ce n’était qu’une question et de soins et de temps.
Je m’appliquais, m’appliquais et m’appliquais sans m’économiser, je m’appliquais la nuit dans mes rêves et le jour sans relâche. Il était de mon devoir et dans ma destinée d’y parvenir. Rien ne pourrait m’arrêter, car je suis japonaise, je suis japonaise que je me répétais sans cesse. Mais plus je m’acharnais, plus je voulais, et moins je progressais selon le jugement de mon aîné dont le mépris grandissait à la mesure de mes efforts qui nourrissaient morgue et ressentiment croissant à mon égard.
Son visage hiératique initialement bienveillant des commencements n’était plus qu’un lointain souvenir. Les crispations de réprobation qui se lisaient sur ses lèvres se muèrent bientôt en paroles aigres et méchantes. J’insistais, mais plus j’insistais et plus il se lâchait. Cela s’initiait dans un léger tremblement à la commissure de ses lèvres, jusqu’à déferler comme un tsunami confondant balayant les pénibles tentatives idéogrammatiques que je hasardais sur la grève du papier prise sous la menace océane de l’aisance de sa virtuosité devenue infernale.
Bientôt, sa critique ne connut plus de bornes. Je m’horrifiais de l’image de la chose qu’il traitait et qui était moi ! Je ne savais pas apprendre, je ne respectais rien, j’étais nulle, niaise, nigaude et empotée jusqu’au sacrilège. Au début ce n’étaient que des mots, bien vite cela devînt rictus, grimaces et dédain. C’était tout juste s’il ne levait pas la main sur moi.Qui étais-je pour lui, qu’étais-je donc devenue ? À quoi bon cette violence, pourquoi ? Il me déconsidérait, il me flétrissait en me critiquant à un point tel que je ne savais imaginer la moindre issue pour m’extraire de cet enfer d’incompétence. À quelle planche m’accrocher pour me remettre en selle de cet apprentissage ?
Il m’acculait et il me pourchassait de ses critiques acerbes. J’étais traquée et torturée, enserrée dans une arène diabolique se refermant inexorablement. Qu’il était loin celui qui dans mes rêves versait et révélait le sang du ciel, faisait pleuvoir l’énergie divine en l’incarnant sur Terre, propulsait sa graphie en un chant s’exhalant de soupirs, en évanescences de désirs langoureux ou explosifs de sakura en fleurs. Ce mentor qui faisait dégouliner ses sortilèges en torrents d’encre, qui frappait avec la grâce de l’éclair le papier, révélait les idéogrammes de bas en haut et qui les répondait de haut en bas, où était-il et qu’était-il devenu ?
Dans mes terreurs nocturnes il incarnait l’incarnation de l’archétype humain de l’accomplissement, du chemin, de la voie, de concert avec celui du bourreau sadique et vicieux, extrême dans sa persécution comme s’il accomplissait une mission sacrée. Victime expiatoire, mais de quoi, j’en perdais mes couleurs et les sources mêmes de ma joie de vivre. Mes phéromones se tarissaient dans une vulve devenue aussi inhospitalière qu’asséchée. Je ne me touchais plus, je ne me regardais plus, je ne parlais plus de moi et ne me comparais plus aux autres.
Dans le lagon sombre et sinistre de mes doutes, l’encre me brouillait la vue et ne s’écoulait plus. Elle grumelait à mi-distance de feuille et bavait libidineusement comme en provocation sous mes doigts gourds. Elle se racornissait dans mon souffle, débordait en inconsistances indécentes, outrait la bienséance… Tous ces mots, toutes ces expressions, toutes ces sensations, je ne les inventais pas mais les lisais de façon explicite sur les traits et dans la répulsion de cet aîné en qui j’avais mis ma confiance.