Perdue

- Non mais quel con ce mec !

Il est deux heures du matin, ça doit bien faire une demie heure que j'enrage à mon volant. Une soirée si bien commencée : Halloween entre potes, décontract', avec des costumes délirants. Et cet imbécile de Maxime qui débarque à l'improviste ! Il faut toujours qu'il gâche tout celui-là ! En plus, il a un talent tout particulier pour me mettre en rogne en trois secondes... Une ombre passe soudain dans mes phares. Coup de frein, coup de volant, crissement de pneus. Je reste muette, tout se déroule trop vite. Ma petite voiture mord le bas côté, les roues cognent sur des pierres, le châssis se soulève et retombe violemment. Ma tête heurte le rétroviseur central. Puis tout s'immobilise. Je porte la main à mon front, il est visqueux de sang. La lumière des phares vacille quelques instants. Un seul bruit, le moteur. Mais même sans être mécanicienne, je comprends qu'il ne tourne plus rond.

- Punaise ! J'ouvre la portière d'un geste brusque.

Immédiatement, l'humidité et le froid en profitent pour s'engouffrer dans l'habitacle. D'un rapide coup d'œil je constate que l'avant du véhicule est enfoncé et qu'une roue est désaxée. C'est le bouquet, comme si cette soirée n'était pas déjà assez lamentable ! Exaspérée et intriguée, je cherche sur la route quel foutu animal m'a conduit à cet accident. Et c'est pile cet instant que choisit le moteur pour tousser, cracher... caler. Les phares vacillent de nouveau, dangereusement, menaçant cette fois de s'éteindre complètement. La nuit sans lune me cerne et je prends conscience de la délicate situation dans laquelle je me trouve : il est deux heures du matin, je suis au milieu de nulle part, paumée dans un coin de campagne sans âme qui vive à des kilomètres à la ronde et mon portable n'a plus que huit pour cent de charge... Une brise froide soulève ma robe de sorcière, costume idéal pour une soirée Halloween mais pas franchement pour le scénario dans lequel je suis embarquée ! La route goudronnée ne présente aucune trace visible de sang. La bestiole a dû se sauver... Je fais un rapide tour d'horizon. À droite se trouve des champs fraîchement récoltés au-dessus desquels d'épaisses volutes de brume flottent laconiquement. À gauche, une sombre forêt dans laquelle on ne distingue rien. Quelques feuilles bruissent dans le silence, suivis par un long hululement. J'admets que ce décor cadre tout à fait avec le thème horrifique de la soirée... N'étant pas impressionnée pour autant (bah ouais, on n'est pas dans un film, y'a pas un monstre qui va me sauter dessus), j'attrape mon portable et décide d'appeler un dépanneur. La luminosité de l'écran m'éblouie.

- Évidemment, pas de réseau !

Je commence sérieusement à perdre patience. Mon éclat de voix a dû effrayer un animal dans un buisson car j'entends très nettement une agitation, des bruits de feuilles écrasées. J'essaie de voir de quoi il s'agit mais mes yeux encore éblouis ne discernent rien dans le noir. Je hausse les épaules et m'engage sur la route pour tenter de capter un signal et ainsi passer mon appel. Le bras en l'air, le téléphone à six pour cent, je m'éloigne de la lumière rassurante des phares de la voiture. Je marche ainsi environ trois cents mètres, sans succès. Impossible de passer le moindre coup de fil. Et la batterie, en recherche de signal, s'épuise de façon précipitée... Un grand vacarme me fait soudain bondir. Métallique, fracassant, en provenance de ma voiture. D'un bloc, je fais volte-face et m'efforce de comprendre ce qu'il se passe encore. Noir complet. Les phares sont éteints. Mon regard ne réussit à se fixer sur rien, la nuit est trop obscure. L'unique lueur dont je dispose à présent est le petit écran de mon smartphone. Bien moins rassurée tout à coup, car j'ignore ce qu'il s'est passé, j'hésite sur l'attitude à adopter. Retourner à la voiture ? Continuer sur la route en espérant capter un signal avant de tomber en panne de batterie ? Je tergiverse encore quand un hurlement me fait dresser les cheveux sur la tête. Ça vient encore de là-bas... de la voiture... Et ce n'est pas un cri humain... Ni animal... Ou en tout cas je ne parviens pas l'identifier ! Et là, même si je suis habituellement de nature très terre à terre, des scénarios tous plus farfelus les uns que les autres me viennent à l'esprit en une seconde : loup-garou, extraterrestre, monstre assoiffé de sang...

- Putain c'est quoi cette galère ! Calme-toi bon sang !

Mais ma voix ne réussit pas à me rassurer. J'ai beau tenter de reprendre mes esprits, j'ai la très inquiétante sensation que quelque chose approche... Je dirige l'écran de mon portable devant moi, pour tenter d'éclairer au moins un peu. Je scrute les ténèbres, les prunelles dilatées, les yeux exorbités. J'entends des bruits diffus. Ou est-ce mon imagination ? L'écran n'est pas assez lumineux, je n'y vois rien ! Qu'est-ce que ça peut être ? Un renard ? Un sanglier ? Un loup ? Mes neurones turbinent et frôlent la surchauffe, ma bouche se dessèche à mesure que les secondes s'égrènent, inquiétantes, dans ce silence quasi total, perturbé uniquement par d'infimes bruissements indéfinissables. Je balaie l'air devant moi, l'écran à bout de bras, tel un rempart entre moi et le néant de la nuit. Soudain, comme un flash, du coin de l'œil, à peine à quelques mètres de moi sur ma gauche, je crois deviner le reflet de deux yeux rouges... Ça ne dure qu'une seconde, mais putain je suis sûre de ne pas avoir halluciné ! Je fais un bond en arrière, je manipule mon téléphone pour le mettre en mode lampe torche, quitte à vider ma batterie en trois minutes ! Mes mains tremblent. Mes doigts sont sales, couverts du sang qui coule de mon front blessé tout à l'heure. Deux pour cent de batterie ! Tant pis, si c'est un animal sauvage, je dois l'effrayer avec une lumière puissante ! Merde, je stresse, je m'embrouille dans les icônes. Enfin, je parviens à activer la lampe ! Ça y est ! La lumière du flash s'allume, je cherche frénétiquement la bête que je soupçonne être là, tapie dans un coin, prête à me bondir dessus... Mais il n'y a rien. La route goudronnée.

Le bas côté herbeux. Les champs d'un côté, la forêt de l'autre. Le silence règne. Le brouillard s'est épaissi. L'humidité s'infiltre sous mes vêtements. J'ai un long frisson le long du dos. J'ignore si c'est de froid ou de peur.

BIP BIP BIP

Merde, c'est l'alarme de batterie faible de mon portable. Ça me fait tressaillir et je le laisse presque tomber. Je peste, en colère contre moi- même d'être aussi émotive.

 - Je suis folle ! Y'a que dalle. J'ai vu trop de films d'horreur.

Sans pour autant couper la lampe, je regarde si je capte du réseau. J'ai une pensée pour mes amis, qui se moqueraient bien de moi s'ils me voyaient comme ça. Surtout cet imbécile de Maxime ! Un grognement grave interrompt le cours de mes pensées. C'est un son proche, beaucoup trop proche... Je n'ai rien inventé alors, il y a quelque chose à côté de moi dans le noir ! D'un mouvement vif, je dirige le faisceau de lumière en direction du grognement émis, luttant contre la vague de terreur qui me submerge. Un corps massif, qui m'arrive à mi-hauteur. Un pelage épais. Sombre. Des yeux aux reflets rouges. Un grondement rauque. Et à cet instant précis, le téléphone s'éteint ! Plus de batterie. Désorientée, complètement paniquée, plongée dans la plus sombre nuit de ma vie, je me mets à hurler. Mais c'est peine perdue, car je suis perdue...

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