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Nous nous dirigeons vers le sentier mais nous arrêtons quand nous entendons la voix de ma grand-mère qui nous appelle. Nous nous retournons ; elle a un petit panier tressé en osier à la main. Elle veut cueillir des framboises pour cuisiner une tarte. Nous l'aidons, prenant les plus rouges et laissant les plus pâles que nous ramasserons quand elles seront mûres. J'en gobent quelques-unes, Grand-Maman me chicane en riant. 

J'allume la radio. Du Ravel joue (Ravel – Pavane pour une infante défunte). Nous sortons du chemin à un endroit aléatoire et explorons les environs. Nous traversons des champs où de gros ballots de foin se reposent. Au loin, deux chevreuils lèvent la tête, alertes. Ils nous fixent de loin, immobiles, puis voyant que nous marchons dans leur direction, ils détalent dans la forêt. Nous sinuons entre les arbres serrés, sur des sols veinés de racines. Une branche fatiguée descend à ma hauteur. J'attrape une feuille sans la détacher. Elle est si pâle que je vois mes doigts à travers. Le feuillage dense ombrage la forêt sans la rendre inquiétante. Une atmosphère apaisante se dégage des troncs ridés, des feuilles pendantes et des fleurs souples. Une marmotte dodue au pelage luisant claudique jusque dans un buisson. 

Nous atteignons une clairière et devinons un petit lac. La mare en miroir reflète les arbres et le ciel. Les feuilles s'étirent vers le firmament, tentant de se mêler aux nuages. Coquins, ceux-ci galopent et font des pirouettes, finissant leur course par un plongé derrière la montagne frisée. L'étang est bordé de quenouilles et de longues herbes qui remuent doucement dans la brise. Sur l'eau, des nénufars flottent paisiblement. Sur la rive, une petite barque est amarrée à un minuscule quai. Nous explorons les environs mais il n'y a aucune maison. L'endroit semble avoir été mis sur Terre pour nous seules. Dans la chaloupe, une rame a même été déposée sur les bancs. Nous prenons place, s'assoyant côte à côte, Rose m'enlaçant de ses deux bras, son gros chapeau de paille créant assez d'ombre pour nous deux. Je détache le bateau, attrape la rame et pousse avec sur le quai pour nous en éloigner. Je rame lentement en m'arrête lorsque nous sommes au milieu de l'étendue d'eau. Je sors mon bouquin pour le lire à voix haute. Rose met son chapeau sur ma tête et pose la sienne sur mon épaule en soupirant mielleusement. Elle bâille, sa bouche se déformant un moment puis ses dents tintent lorsqu'elle la referme. Ses cils s'abaissent, cachant des paupières ses iris azur. Étrangement, ses yeux n'en perdent pas une once de beauté. Des milliers d'oiseaux volettent dans ma cage thoracique. J'ouvre le livre. « Les buissons se touchaient du coude à notre passage et tournaient leurs feuilles dans des rires sous cape... » 

Je me penche vers l'eau, faisant tanguer légèrement la barquette. Je pose mon menton sur le bois et passe mes bras par-dessus bord. Du bout des doigts, je dessine des boucles, des spirales et des fleurs sur la surface de l'eau, faisant rider mon reflet. Rose fouille dans mon sac sûrement pour y prendre quelque chose à grignoter. Je secoue mes mains et me retourne ; elle a réveillé ma faim. Elle sort mon Polaroid. Ses yeux curieux se posent sur moi : « Pourquoi tu prends jamais de photos ? » « J'ai juste trois pellicules. » Ses sourcils se froncent. « Je veux les garder pour des choses importantes. » Son regard me fixe quelques secondes puis retourne vers le sac. Elle y range soigneusement l'appareil photo et en sort un sac d'arachides. 

Dans le jardin, mes grands-parents étendent la literie propre sur la longue corde à linge. Nos posons nos sacs par terre et nous approchons. À deux, nous prenons un grand drap trempé et avec une poignée d'épingles à linge, peinons à le faire tenir sur la corde. Il glisse et nous crions en nous précipitant pour le rattraper avant qu'il ne touche le sol et se salisse. Nous le fixons finalement et rions de soulagement. Grand-Maman et Grand-Papa nous regardent, amusés, puis nous nous aidons tous mutuellement pour le reste de la lessive. 

Après souper, mes grands-parents s'installent au piano. Rose et moi nous assoyons sur le canapé. Ils fouillent dans les partitions posées sur le pupitre du piano et choisissent Hallelujah (Leonard Cohen - Hallelujah). Grand-Papa est assis à droite parce qu'il a moins d'arthrite et peut utiliser plus de doigts en même temps. Ils se consultent pour trouver un tempo et comptent. Ils se trompent, faussent un peu, rient et recommencent. Les notes s'envolent de l'instrument et restent en suspens dans les airs. Toute la pièce se détend. Mes grands-parents se balancent au rythme de la musique. Je pose ma tête sur l'épaule de Rose. Mon cœur se réchauffe doucement.

Été : Étoile filantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant