Ils sont trois : trois silhouettes masculines maladroites , pesantes , embarrassées dans des vêtements larges et incommodes , trois ombres indéfinies qui semblent se concerter en silence , sur cette étroite terrasse que peine à éclairer une porte entre- ouverte sur un interieur qu 'on devine familial et chaleureux ... Il est encore tôt , et la brume qui enveloppe la ferme annonce une belle journée d 'automne , limpide et ensoleillée .... Dans l ' étable , les bêtes commencent à s ' impatienter et à s 'agiter: "mais que se passe - t -il ? il est l 'heure de la traite .... pourquoi personne ne vient ?
Un coup de sifflet discret.... brutalement ,la porte s' est ouverte en grand, sous une poussée enthousiaste et vigoureuse et on peut maintenant mieux distinguer , les trois hommes qui penchés sur les bêtes ,tentent de les calme , en les flattant de la main .... les chiens cependant contiennent avec peine leur impatience ; ils ont entamé autour des hommes , une espèce de danse incantatoire mais silencieuse, car ils connaissent les consignes ; pourtant-, leur jubilation est telle , que parfois, ils laissent échapper un léger gémissement : les bottes qui sentent encore la terre et les feuilles mouillées , les odeurs chaudes de foin qui émanent de l ' étable , l ' humidité qui déjà imprègne les vêtements des hommes , les canons des fusils qui luisent discrètement dans cette aube qui se lève lentement sur un jour nouveau ... ils savent que c' est une promesse de bonheur partagé ...
La porte a été repoussée et ils retrouvent tous trois l' obscurité, avec une espèce de soulagement ...la peine des hommes , leur peine a eux , a besoin d ' ombre... ils s' éloignent comme à regret de la maison , passent lentement devant l 'étable ou l 'appel des vaches se fait plus pressant .... Ils ne sont pas indifférents , non ..... mais, pas aujourd'hui , non , , ils ne peuvent pas .... ce matin , c ' est un voisin qui viendra les soigner ... Les chiens désorientés sont devenus attentifs et ont tempéré leur enthousiasme . Ils vont maintenant au pas, accompagnant au plus près les trois marcheurs .... Ils sont trois ! Il y a le père , le fils et le frère....
Au père , elle a donné sa jeunesse , son amour , tant de journées de bonheur et trois beaux enfants .... Au fils, elle a donné la vie, sa tendresse , son attention , tant de force pour affronter l'avenir sans elle .... Au frère elle a donné , dès leur plus jeune âge , affection et sécurité le protégeant de la dureté de leur vie , de l ' absence et de la lassitude de parents ouvriers . Les chiens maintenant inquiets entravent l 'avancée de leurs maitres . De toute évidence ,l' heure n 'est pas aux recherches folles et joyeuses dans les buissons , aux ordres brefs et précis qui ponctuent ce moment d'entente rare ou la bête et l ' homme ne font plus qu ' un . Ce matin ,conscients d' un malaise , mais impuissants , ils veillent sur eux de leur regard humide , débordant de tendresse et de compassion
Car cette nuit ,après des mois de luttes aussi tenaces que désespérées , elle... l ' épouse ... la mère ... la soeur ... elle les a quittés .......
C ' est pourquoi, ce matin , ils sont là tous les trois, hébétés , incapables de parler , marchant cote à cote comme des somnanbules , pour partager en silence leur douleur et leurs souvenirs .Un jour , c' est sur , ils seront heureux de pouvoir l 'évoquer ... mais en cet instant , ils ont besoin de reconstruire le monde, un monde auquel elle n ' appartient plus : des odeurs , des couleurs , des sons , des impressions, des sentiments, si familiers , et pourtant , si différents .
La brume s' est maintenant effilochée et le soleil qui se lève fait étinceler les gouttes de rosée accrochées aux fils si fragiles des toiles d 'araignées ... c 'est une journée radieuse qui commence ... Que Dieu , s' il existe , et le monde qui existe soient remerciés pour ce cadeau d ' adieu !