LE MIEL EST PLUS DOUX QUE LE SANG

73 7 9
                                    




LE MIEL EST PLUS DOUX QUE LE SANG


Jaemin et Jeno ne se comprenaient jamais. C'est arrivé quelques fois en vérité, qu'ils se comprennent, se parlent, s'ouvrent l'un à l'autre. C'est arrivé plus souvent qu'ils se blessent en s'ouvrant ; et ça, ça faisait mal, très mal. Un peu trop pour avoir envie de recommencer, d'ailleurs. Alors Jaemin et Jeno ont décidé qu'ils ne se comprenaient jamais, qu'ils ne se comprendraient plus. C'était plus simple, bien plus simple même, non ?











Je veux qu'on arrête.











Les toilettes du premier étage, ce n'est rien. Un lieu commun autre, un peu plus sale peut-être, un peu moins important sûrement. Ce n'est pas le lieu le plus mémorable du lycée : ce sont les mêmes pièces au premier, au deuxième comme au troisième étage. À l'exception du carrelage, c'est vrai : il est jaune au premier étage, vert au deuxième et bleu au troisième. C'est anodin, franchement. Tellement qu'une partie des élèves ne l'ont sûrement pas remarqué.

Jeno si.

Il faut dire qu'il y a passé du temps, dans ces satanés toilettes. À penser à la fin du monde, à comment il pourrait se sortir de là, à comment mettre fin à ses jours. Quand il y repense, il se trouve idiot, misérable. Quand il y repense, il est triste, il veut secouer le gamin qui pleurait en fixant ces foutus carreaux jaunes. Et quand il y repense un peu plus, il se calme. Il se dit que le gamin dans ces toilettes n'aurait pas aimé qu'on le secoue : on le faisait déjà un peu trop. À la fois trop et pas assez. Trop pour qu'il puisse vivre une vie de lycéen banale – parce que oui, il a découvert que ça existait, les gens de son âge qui ne se posent pas ce genre de questions – et pas assez pour que ça se voit. Plusieurs fois, ce Jeno a souhaité tomber très malade, se blesser grièvement, se faire tabasser. Là peut-être, on l'aurait cru. On aurait vu sa souffrance pour de bon, ses maux auraient eu des couleurs et des formes ; de quoi être vus et soignés. Jeno voulait saigner ; les adultes ne voient que ça. Rien d'autre. Ils ne voient pas ce qui est invisible, ils ne voient pas la peur, l'angoisse, le froid et la panique. Tout ça, ce n'est que du vent, une histoire qui ne prenait vie qu'entre les os de Jeno, dans le confort de sa peau blanche et de ses organes en parfait état. Ça ne vaut rien ; Jeno ne valait rien. Parce que c'était partout, dans tous les recoins de ce foutu lycée, de cette foutue salle de classe et même dans ces foutues toilettes. Les lignes blanches du carrelage le rassuraient presqu'autant qu'elles l'effrayaient. Mais leur constance, leur presque perfection, leur régularité avait quelque chose d'apaisant ; ça rendait son environnement invisible. Ainsi il pouvait se concentrer sur la panique, son cœur qui battait la chamade, la sueur qui perlait dans son dos, les voix et le silence, le sang qui coulait dans ses veines et le vide qui se creusait en lui.

Les toilettes du premier étage sont tâché d'un sang qu'on ne voit pas, en fait il n'y a que Jeno qui peut le voir. Et au fond, il pense que c'est très bien ainsi.











T'es pas seul.











Les toilettes du deuxième étage sont encore moins mémorables : ce sont toujours des toilettes dans leur plus simple appareil, utilisées par des adolescents un peu plus fougueux peut-être. Pour Jeno, c'est encore différent. Le carrelage vert ce n'était ni un ami, ni un ennemi. Une drôle d'instance qui l'observait grandir, évoluer. Les toilettes du deuxième étage, c'est le lieu où Jeno a réalisé pour la première fois qu'il était en vie, qu'il était, et qu'il a essayé de ne pas prendre peur en réalisant à peu près ce que cela impliquait. C'est là qu'il se cachait pour mourir, revivre, réfléchir puis se relever. C'est un endroit qui n'a pas réellement de forme dans ses souvenirs ; maintenant qu'il y repose les pieds, il ne reconnait presque plus l'endroit. Enfin, ses yeux ne le reconnaissent pas, mais son cœur – son être – le reconnait bel et bien. C'est aussi là qu'il l'a rencontré pour la première fois. Jaemin. Son sourire un peu étrange, ses paroles à la fois complètements insensées et pourtant très subtiles. Jaemin n'a jamais parlé son langage ; aujourd'hui encore, il doute qu'ils se comprendraient. Ça va au-delà des simples mots. C'est quelque chose de vraiment très étrange, et souvent il s'est demandé si quelqu'un comprenait Jaemin. Il s'est souvent dit qu'en un sens, Jaemin était peut-être aussi seul que lui, coincé dans son propre monde, celui dans lequel il a essayé de l'emmener. Jaemin a peut-être cru, en le voyant se métamorphoser entre les quatre murs de ces toilettes un peu sordides, que Jeno serait comme lui. Jeno y a cru aussi. Jaemin – son monde, son langage – semblait être une bonne réponse, la seule possible à vrai dire. C'était une alternative nouvelle, alléchante, quelque chose qui l'emmenait loin du lycée, loin du sang, loin des troubles invisibles. C'était pourtant tout aussi brouillon, amorphe. Mais ce n'était pas l'envie d'avoir des bleus partout sur le corps, ce n'était pas l'envie de s'ouvrir les veines tout comme ce n'était pas le reste du monde, le reste du lycée, le reste de l'existence qui l'effrayait tant. Ça faisait peur, mais différemment ; rien à voir avec la sueur, le froid, le mal des os. Avec Jaemin c'étaient des frissons, un cœur qui bat étrangement, des questions nouvelles, préoccupantes d'une façon si légère qu'elles donnaient à Jeno l'impression de lire un livre. Ce n'était pas une bouffée d'air pur, mais c'était une fenêtre.











Tu sais, le miel est plus doux que le sang.











Les toilettes du troisième étage ont toujours été froides, plus que les autres. Problème de chauffage, impression pure ou événement chimique : quoi que ce soit, c'est encore là aujourd'hui. Lorsque Jeno rentre dans cette pièce, il revoit tout. Les toilettes du troisième étage, c'est déjà un peu moins malléable que le carrelage vert. Les carreaux bleus sont ennuyants, stricts, mais presque matures ; ils ont sermonné Jeno de la seule façon dont il avait besoin. Ce lieu ce n'est déjà plus autant le sien que les autres : il y a des écritures çà et là, des marques du passage d'autrui ; c'est le lycée sous sa facette la moins douloureuse. Le carrelage bleu c'est le début de la fin et les prémices d'un renouveau, aussi petit soit-il. C'est les premières introspections calmes, tactiques et mesurées. Ce n'est toujours pas le confort de l'être, mais une promesse qu'il existe bel et bien. Le carrelage bleu c'est aussi Jaemin et ses paroles étranges, cette main tendue et pourtant faible, pas réellement solide. Jeno a essayé de s'appuyer dessus, sans grand succès. Alors les toilettes du troisième étage, c'est aussi l'eau des robinets qui coule à flot sur sa tête : il n'y avait que ça qui finissait par faire sens, vraiment. Quand tout commençait à se brouiller comme avant, que les pensées s'aiguisaient comme des lames de rasoir et que par-dessus le marché, Jaemin lui racontait n'importe quoi, il se jetait sous les robinets. Une fois trempé, il n'y voyait pas toujours plus clair, mais au moins il avait trop froid pour penser à autre chose qu'à se sécher. Dans ces toilettes, Jeno a essayé de comprendre Jaemin, sincèrement. Il a aussi réalisé que c'était impossible, et ça a été très dur. Parce que cet autre garçon avait un beau sourire, un regard particulier et qu'il avait misé toute sa volonté de vivre dessus. Et maintenait qu'il commençait à peine à se relever, la silhouette de Jaemin disparaissait peu à peu. C'était injuste, froid, terriblement désorganisé. Et peu à peu, c'est devenu plus compliqué que le lycée. À côté de ça, c'est devenu presque plus simple d'apprendre à être, doucement mais sûrement. Dans ces toilettes Jeno s'est assis, il a soufflé ; il s'est parfois forcé à sourire mais au moins, le mal des os prenait la couleur d'un souvenir. Le carrelage jaune devenait presque lointain, son ombre et le sang qui le macule commençaient à relever du grotesque.

Alors oui, le miel c'est peut-être plus doux que le sang, mais au fond le sang a toujours été ce qui le faisait vivre. Sans lui, il ne peut ni être au sens propre ni être au sens figuré. Et ça, Jeno ne sait toujours pas si Jaemin ne l'a pas compris ou si son existence échappe foncièrement aux règles qu'il pense avoir saisies de l'existence. Parce qu'au fond, Jeno et Jaemin ne se sont que très rarement compris.











Je veux qu'on arrête.

Qu'on arrête quoi ?

Tout ça : le sang, le lycée, la vie.

Alors quoi ? Tu veux sauter d'un pont et mettre fin à tes jours ?

Je veux sauter d'un pont et atterrir ailleurs, là où nos préoccupations seront toute autres. Là où nos pensées seront au bon endroit.

J'veux pas crever Jaemin.

Moi non plus. Pourquoi tu ne comprends pas ?

Je ne sais pas.











Lorsque Jeno sort enfin du lycée, il se dit qu'il a enfin trouvé la bonne fenêtre. Il se dit qu'il n'oubliera certainement jamais ces foutues toilettes et leur carrelage à la noix, que quelque part le mal des os et le miel de Jaemin resteront coincés en lui dans un endroit qui ne peut plus lui faire de mal. Ce n'était peut-être pas ça pour les autres, mais pour lui c'était ça le lycée. Il en est sorti ; peut-être qu'ailleurs, il ne sait pas trop où, il existe un monde où Jaemin et lui se comprennent. Pour l'heure, il se comprend lui, et peut-être bien que ça valait le coup de souffrir.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Oct 30 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

╺╸LA VIE SURMONTABLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant