Prologue : dans son cabinet

42 3 3
                                    


"Dans ma ville, il n'y a pas beaucoup de personnes, pas beaucoup d'universités, pas beaucoup d'hôpitaux. Il n'y a que le stricte nécessaire... Les gens autour de moi semblent s'en contenter mais je n'y arrive pas. Je me sens aspirée par le vide que laisse l'art non exploité, aplatie par les murs dénués de graffitis et noyée par les flots de mots dépourvus de poésie. Et parfois...parfois, je me rends au centre-ville, je me positionne au carrefour de toutes les routes et j'attends. "

« Qu'attendez vous ? »

« Une personne capable de me comprendre »

"Et que ferez vous lorsque vous l'aurez trouvée ?"

"Je lui ferai signer un contrat pour sceller notre amitié"

Même les yeux fermés, couchée sur le divan en velours de son cabinet, je pouvais sentir ses joues se gonfler pour accueillir un sourire complice. Je le faisais souvent sourire. Une fois, lorsque je lui ai demandé pourquoi il aimait tant mes histoires, il m'a répondu que j'avais les idées brutes d'une enfant née de la dernière pluie. Il avait plu ce matin là. Je n'ai rien répondu mais je me suis sentie toute chaude à l'intérieur. Comme à la fin de chacune de nos séances. Elles étaient magiques.

Monsieur Benjamin avait eu l'idée, après notre deuxième rencontre, d'articuler nos dialogues autour d'un thème fait de trois mots. C'était un mardi d'un jaune poussin. Comme à notre première séance, je me suis couchée sur le divan sans savoir quoi lui dire. Je n'avais pas encore saisi l'intérêt de cette thérapie et j'avais faim. Nous sommes restés dans le silence tout au long. Je me rappelle m'être égarée dans mes rêves. Lorsque l'heure s'est écoulée, il m'a chuchoté que notre rendez-vous était terminé. Il n'y avait aucune forme de jugement dans sa voix seulement du calme. C'était la première fois que je voyais un sourire à travers mes paupières fermées. Lorsque je les ai rouverts, il buvait un thé de jasmin au miel aromatisé à l'orange et regardait par la fenêtre d'un air songeur. Son sourire n'atteignait pas ses yeux et ses lunettes tombaient légèrement sur son nez. Au rythme de la symphonie n°9 de Beethoven, "Ode à la joie", il tapotait musicalement son carnet avec ses doigts de couleur caramel. Ils semblaient irréels, trop délicats pour venir de ce monde. Et pourtant, il ne faisait nul doute qu'ils dégageaient une forte chaleur humaine. Lorsqu'on les observait trop longtemps, on finissait par oublier le reste. J'oubliais toujours tout le reste. Concentrée sur sa main gauche dépourvue de bague, j'ai sursauté lorsqu'il a posé son regard sur moi. Je l'avais déjà observé la première fois que nous nous sommes vus, mais j'avais la sensation de le redécouvrir, comme lorsqu'on se perd dans la contemplation d'une œuvre d'art, et qu'une fois parti, on oublie tout de sa forme et de ses couleurs. Alors on revient le lendemain avec cette excitation enfantine pour essayer de capter son essence, définitivement. Mais, tout au fond de nous-même, dans l'espace dédié à l'insouciance et la beauté, on sait qu'on ne sera jamais rassasié. Monsieur Benjamin avait un visage sculptural et parfois ça en était douloureux.

Je n'ai soutenu son regard que quelques secondes, mais cela m'a suffit pour comprendre qu'il avait eu une idée. De ses yeux, émanait la sérénité d'une personne qui savourait un eurêka silencieux.

Monsieur Benjamin ne m'en a pas parlé ce jour-là, il m'a juste fixée avec son sourire perçant. Le mardi suivant, il m'a tendu un bout de papier où il avait soigneusement écrit à l'encre bleu trois mots. Curieuse, je l'ai interrogé du regard. Sans me répondre, il s'est assis sur son fauteuil en cuir puis m'a fait signe de m'installer. Une fois allongée et les yeux fermés, je l'ai entendu allumer son lecteur vinyle et la mélodie de Bohemian Rapsody a envahi la pièce. Je ne savais toujours pas quoi faire de mon bout de papier. Il ne m'avait pas posé de questions non plus. Seul Freddy chantait. Sous mes paupières, je me suis donc amusée à visualiser les trois mots. Rapidement, des images ont remplacé les lettres et un immense chameau s'est imposé à moi. Il était seul, entouré de dunes de sable. Une de ses pattes était blessée et un liquide blanc coulait de ses lèvres asséchées. Il mourait de soif devant mes yeux. La scène était si vive que j'ai parlé à haute voix. Puis sans aucune parole prononcée, j'ai compris l'idée que mon psychiatre avait eu ce mardi de couleur jaune poussin.

Le chameau avait fini par s'asseoir , il ne tenait plus debout. L'air autour de lui était sec et le soleil se situait au centre du ciel. Avec beaucoup de facilité, je me suis transportée à côté de lui et ai caressé sa tête ornée de cicatrices. Délicatement, pour ne pas l'effrayer, je lui ai mis deux mains sur l'abdomen et j'y ai exercé une légère pression pour l'encourager à se relever. Péniblement, le chameau s'est appuyé sur ses pattes arrières puis a soulevé son bassin. Le liquide blanc coulait toujours en grande quantité de sa gueule et des taches humides se formaient progressivement sur le sol.

Après ce qui m'a paru être une éternité, il s'est mis debout et , haletant, a niché sa tête au creux de mon cou. Il voulait sentir mon odeur. Sans que je ne puisse expliquer comment, je savais instinctivement ce que je devais faire. Le paysage devenait de plus en plus familier et après quelques minutes, quelques heures, je ne savais plus, le sable ne me brûlait plus la plante des pieds. Dans ma vision, je savais décoder les messages du vent et des étoiles. J'étais plus âgée, plus robuste, plus expérimentée. Près de la bête, je me sentais forte, comme habitée par une mission sacrée. Le chameau ne pouvait plus marcher et ne pouvait pas me guider vers l'oasis. Je devais être forte. Je n'avais pas le choix. Personne ne pouvait nous porter. Je devais regarder droit devant moi et oublier ce que je laissais derrière.

Lorsque ma voix s'est élevée dans l'enceinte des quatre murs du cabinet, je ne l'ai pas tout de suite reconnue. Comme l'animal agonisant, j'avais très soif. Les mots que je prononçais accentuaient la sécheresse de ma bouche. Ils sonnaient comme le début d'une poésie mélancolique que j'aurais pu écrire. Pour Monsieur Benjamin, ils sonnaient comme le début de notre histoire. Il avait certainement vu mon chameau ce mardi jaune poussin et m'a permis de le rencontrer en entrainant mon esprit "dans le désert".

Ce jour là, il prononça une phrase qui devint le point final de toutes nos séances « Blume...vous êtes une artiste ! »

A cela, je répondis « Et vous êtes mon maître ».

Et il rit. Et je ris plus fort. 

AspieranteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant