Yélif se demandait si cette vision correspondait à un souvenir enclavé dans une zone profonde de son cerveau, ou plutôt à un rêve, un objectif à réaliser. Le souvenir et le rêve avaient fini par fusionner, et il ne savait plus lequel des deux était factice.
Depuis cette fâcheuse séquestration, Yélif prenait ses précautions. Dès que le box s'ouvrait, il plaçait une chaise en travers de la porte. Parfois, il s'amusait à entrer et sortir du box à moitié habillé, juste pour défier les compteurs de passage et narguer les caméras de surveillance placées dans les couloirs. Après tout, il n'était écrit nulle part que ce genre d'agissements était proscrit... Il se permettait ainsi quelques ondulations. Grâce à une habileté physique étonnante, une audace démesurée et une imagination sans bornes, il arrivait à contourner les règles établies par l'hôpital, sans véritablement dépasser les limites imposées. Ce besoin irrépressible de se sentir maître de ses actes le faisait passer pour un original.
L'ascenseur numéro 3, qui desservait le bloc de neurochirurgie, était complet. Infirmiers, techniciens et médecins y étaient agglutinés, silencieux, encore à moitié endormis. Yélif haussa les épaules en souriant, heureux d'être obligé d'attendre l'ascenseur suivant.
À chaque fois qu'il les voyait tous entassés dans ce cube métallique qui montait et descendait à longueur de journée, il pensait à un pêcheur dont le filet bien lesté plongerait au fond de l'eau pour remonter allègrement les poissons pris au piège. Un piège dont ils ne prendraient conscience que lorsqu'ils seraient sortis de leur environnement habituel...
Yélif refusait de monter dans ces cages bondées, c'était sa façon à lui de se démarquer, de contester l'enchaînement imposé. Il préférait descendre plus tard dans un ascenseur vide, et d'un sprint effréné rattraper son retard. Une petite activité physique matinale doublée d'une pointe d'extravagance.
Les premières semaines de son activité à l'hôpital, il avait souvent été convoqué par la direction pour incitation au désordre. Mais depuis, il s'était apaisé. Moins il se ferait remarquer, plus il aurait de marge de manœuvre. Il se limitait donc à des incartades sans conséquences, et donnait l'impression d'être rentré dans les rangs.
Chaque jour, le programme de travail était identique au précédent. Quatre heures de travail, suivies d'un repas frugal accompagné d'une boisson appelée K1, censée booster les équipes médicales pour les maintenir en forme jusqu'à 18 heures. Puis, comme tous les soirs, Yélif se rendrait à la salle de sport où un coach virtuel et un robot transformiste, pouvant prendre l'allure de n'importe quelle machine, se chargeraient de le muscler, de l'étirer et d'augmenter ses capacités à l'effort.
Étudiant, Yélif n'avait pas été un grand sportif, mais, à son arrivée à l'hôpital, son organisme devint rapidement dépendant des endorphines sécrétées durant les séances d'exercice. Il en avait besoin pour supporter le rythme de travail et, surtout, l'absence totale de liens sociaux.
En quelques mois, son corps s'était transformé, ses épaules s'étant fort élargies, il avait dû changer la taille de son uniforme de travail. S'il était fier de sa silhouette, il l'était encore plus de l'amélioration de ses performances et de son endurance. Il avait remarqué que les filles dans la rue, le regardaient d'un autre œil. Il était toujours surpris, car dans son environnement de travail il en était autrement : les femmes ne semblaient pas s'intéresser à lui, elles paraissaient indifférentes à tout.
À vingt heures, après une douche rapide, il retrouverait ses compagnons pour un repas accompagné d'une K2 bien chaude. Suivrait ensuite une heure de détente dans une salle commune, puis chacun regagnerait son box pour dormir.
Aucune dérogation à la règle : chacun regagnerait son box SEUL !
Deux éléments contribuaient à faire respecter cette règle. Le premier était en rapport avec la dernière boisson de la journée, K2. Outre le bien-être qu'elle procurait, K2 avait pour effet d'atténuer les sentiments, d'abolir les envies sexuelles et d'annuler toute propension aux révoltes. L'effet de cette boisson durait 24 heures. Aucune nécessité d'obliger le personnel à la boire, elle contenait une substance addictive que tous convoitaient. Grâce à Zed, qui travaillait au laboratoire de biologie médicale, Yélif connaissait les propriétés des deux boissons distribuées. Zed était son seul véritable ami dans l'établissement. Ils s'arrangeaient toujours pour partager la même table au dîner, aimaient les mêmes séries qu'ils programmaient avant de s'endormir, et avaient suivi des cours communs durant leur formation à l'école de médecine.
Le second élément qui imposait le respect de ce code de conduite concernait les matelas. Ils étaient programmés pour recevoir le poids bien défini de leur propriétaire (à deux kilos près, bien entendu, puisqu'il fallait tenir compte des variations postprandiales ou cycliques de chaque individu). Si deux corps se retrouvaient ensemble sur le lit, le box s'ouvrait automatiquement et une alarme se déclenchait, faisant inéluctablement fuir le locataire frauduleux. Yélif se demandait si le sol contenait également ces récepteurs de poids. Il n'avait jamais fait entrer de fille dans son espace, ce n'était pourtant pas l'envie qui lui manquait, mais l'occasion ne s'était, jusque-là, jamais présentée.
La journée ne faisait que débuter, Yélif devait rapidement se mettre en phase avec les autres pour ne pas courir le risque d'être signalé par les pilotes. Dès qu'il arriva au bloc, il se prépara dans le sas adéquat, plongea ses mains et ses avant-bras dans un bac de désinfection à infrarouges, se dévêtit et endossa une combinaison imprégnée d'antibiotiques qui surgit d'un distributeur dès son arrivée. Lorsqu'il était habillé, seules ses mains et ses yeux restaient visibles. Il enfila des gants jaillis d'une imprimante 3D, puis une infirmière posa sur son nez des lunettes connectées. Le dossier du malade défila sur tous les écrans du bloc, et le robot-associé proposa trois modes opératoires. Yélif sélectionna la technique la plus adaptée à la pathologie, et l'intervention commença sur le patient anesthésié.
Le bon déroulement de l'opération était contrôlé par un ordinateur qui affichait les paramètres vitaux sur tous les moniteurs et les scandait en même temps par l'intermédiaire de haut-parleurs. Le médecin informé pouvait ainsi garder les yeux fixés sur le crâne ouvert de son patient sans jamais avoir besoin de surveiller les écrans.
Yélif effectuait son travail comme un automate ; la réflexion n'était pas de mise, il était spécialisé dans la résection des anévrismes du polygone de Willis et, grâce à l'assistance de son robot, chacune de ses interventions durait moins de vingt minutes.
Pendant la phase de stérilisation, programmée pour se déclencher entre deux patients, Yélif eut un instant de répit et pensa au moment où il pourrait parler à Zed. Comme d'habitude, avant le dîner, ils se retrouveraient pour leur séance de sport.
Dès leur arrivée à l'hôpital, il y a quelques années déjà, ils s'étaient arrangés pour obtenir les mêmes horaires d'entraînement. Ce soir, Yélif était impatient de finir son travail : Zed devait lui donner le résultat d'un important test biologique.
Les autres confrères n'intéressaient pas trop Yélif. Leur manque d'esprit d'initiative et leur tendance à ne parler que de leurs interventions lui donnaient souvent l'impression d'être entouré de clones d'individus dénués de pouvoir de réflexion, uniformes et lisses, sans créativité ni sensibilité.
L'autre ami de Yélif se nommait Jik. C'était en réalité un cousin éloigné, avec lequel il avait de nombreuses affinités. Il était informaticien dans un service gouvernemental. Durant sa semaine de congé, Yélif passait le plus grand nombre de ses soirées avec lui.
Le jeune médecin travaillait à l'hôpital en 2/1, deux semaines de travail alternant avec une semaine de repos. Dès qu'il finissait sa quinzaine de travail, il ramassait ses affaires (il fallait entièrement libérer le box pour le médecin suivant), déposait son badge à l'accueil et transitait par l'unité de désinfection avant de récupérer ses habits civils. En sortant de l'enceinte de l'hôpital, Jik était la première personne qu'il s'empressait de contacter, afin d'établir un programme de virées nocturnes. Zed et Jik étaient ses deux seuls amis, ils étaient fiables, et Yélif estimait qu'il pouvait absolument tout leur confier.
YOU ARE READING
LE SERMENT DU DERNIER MESSAGER
Science FictionIt is 2071, and Yélif works at a hospital where social relationships are controlled, a world dominated by Big Pharma and insurance companies. Yélif is different, he asks a lot of questions and strongly feels the need for social connections, which is...