Chapitre unique

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    « Oh, comme c'est émouvant ! », cette voix pressa le cœur de Maria au point de l'éjecter de son mauvais rêve. La respiration frénétique, le visage aussi pâle que ses yeux, le souvenir de ce jour funeste hantait son esprit enchaîné par mille et un regrets depuis plus de vingt ans désormais.

    Il n'était que six heures du matin, peut-être un signe pour la quarantenaire de l'efficacité de ses traitements. Elle avait tout essayé, tout. Absolument tout, mais rien n'y fait. Ingurgiter des litres d'infusions, des poignées de somnifères ou encore passer à une vie vingt pieds sous terre n'avaient suffi à lui faire oublier la voix de cet homme. Le même cauchemar, encore et encore ; loin d'être quotidien mais assez pour en donner l'impression. Sa couverture lui paraissait bien plus lourde qu'à l'accoutumée lorsqu'elle dut la soulever à la recherche d'une bouffée d'oxygène ou deux. Une fois en position assise, ses coudes s'avachirent sur ses genoux et son cou n'eut la force nécessaire pour garder sa tête droite. « Alors comme ça, on est fatiguée ? » résonna dans la tête de Maria. Elle tapotait en vain son visage crispé de rancœur. « Tu dois être sacrément sportive pour avoir autant couru ». Elle fila dans la salle de bain se débarbouiller avec de moins en moins d'agressivité. L'eau continuait de couler tandis que son propre reflet la dégoûta, appuyée sur le lavabo. « Eh bien, on a perdu sa langue, Maria ? » fit écho dans toute la maison mais seule elle avait l'impression de l'entendre. Chacun de ses faits et gestes étaient commentés par une seule et même voix, sa voix. La folie comprima son crâne à l'aide de ses mains qui cherchèrent à l'emprisonner. « Stop ! Ça suffit, tais-toi. Arrête !

— Allez, sois gentille et donne-le moi. Imagine que j'envoie mon rapport au gouvernement. Tu penses vraiment qu'ils te laisseront le droit de garde et la vie sauve ? Vas-y, tire. Tire, si tu l'oses ! ». Le miroir se mit tout à coup à biper. « Attention, vous êtes en hypertension artérielle. Vous devriez sortir prendre l'air », lui conseillait-il au moyen de pictogrammes de dangers et de sapins. « Merci beaucoup, soupira Maria.

— Tout le plaisir est pour moi. N'hésitez pas à vous faire une bonne tisane avant, lui sourit-il. Que diriez-vous d'une à la verveine ? Ça changera de tous vos comprimés », mais elle sut pertinemment qu'avoir configuré ce miroir pour imiter la voix de son défunt mari n'eut en rien changé son manque.

    Après un profond soupir et quelques secondes passées en cuisine afin de récupérer la tisane déjà toute prête, Maria gravit l'échelle qui la mena à la surface. Le soleil était encore quelque peu timide à faire don de ses rayons mais la différence de luminosité lui suffisait pour commencer à oublier. Ils auraient pu, s'ils avaient été plus nombreux, contrebalancer la noirceur de son visage couvert d'une crinière dispersée par son enfer nocturne. Elle ne voulu guère s'en rappeler. L'air glacial matinal, certes pas piquant mais doux, dont la pureté se cultivait chaque nuit et se récoltait peu avant l'aube, était pour le moment son seul moyen de refroidir. Même la neige recouvrant la forêt de sapins sous laquelle Maria vivait en était jalouse, mais n'en avait pas moins besoin pour être ce qu'elle est : un refuge chaleureux pour les esprits frigorifiés.

    Maria profita de cet instant pour se reposer sur ce tronc couché, vêtue de son châle de cœur dont la chaleur et le toucher lui rappelaient celui de son mari. Elle joignit les mains autour de sa tasse pour en absorber le peu de chaleur qui lui restait. Celle-ci se propageait tant bien que mal le long de ses nerfs, le long de ses vaisseaux sanguins et fibres musculaires pour l'aider à tenir face à cette température que le châle parvenait à peine à négocier mais qui, tout du moins, était mille fois plus acceptable que de revivre ne serait-ce qu'une seule seconde de ce cauchemar. Maria en eut marre de s'en souvenir, marre de parcourir en long, en large et en travers les couloirs du Centre National de Recherche et Développement, marre d'avoir pu échapper à tout le service de sécurité après une course poursuite rythmée par des coups de feu assourdissants ; tout, sauf cet homme. Dans son esprit, seul son sourire communicateur, provocateur et joueur pouvait se distinguer du reste de son visage. « Peut-être une réaction d'autodéfense de mon cerveau. Pas de quoi s'affoler », peinait-elle à se consoler tout en sachant qu'il aurait pu tout de même lui faire oublier le corps de son mari à six pieds d'être enterré, le choc crânien de son nourrisson qui laissait s'exprimer une hémorragie flottante et impétueuse, sans oublier la course-poursuite avec le service de sécurité du satellite qui n'hésitait pas à faire feu sur la pauvre mère en panique qu'elle fut. Une jeune femme ravissante, qu'elle était, resplendissante et rayonnante, surtout depuis qu'elle et son mari étaient devenus parents d'un jeune garçon dont l'expression émotionnelle refléta peu à peu l'état de l'âme de Maria ; un assombrissement progressif, des joues bétonnées pour qui le sourire était inenvisageable, mais elle apprit au fil du temps à repérer des signes timides d'affection tel que « comment ça va ? », une question en l'apparence anodine mais que seul son fils la lui posait. Elle était à la fois heureuse de s'en être sortie vivante et nostalgique au point d'en regretter ses choix passés. Et si elle était restée au chevet de son mari ? Et si elle avait accepté de céder son fils à celui qui le lui réclamait ? La feuille de papier censée contenir toutes ces réponses demeura à jamais blanche comme neige. Elle se serait pourtant mutilée sans hésiter pour les y inscrire. Taillader ses bras, ses jambes ou son visage, peu lui importait tant qu'elle pouvait remplacer les mots par les actions, celles qu'elle n'eut pas eu le courage d'effectuer en temps et en heure, la source de son éternel regret.

    La trappe donnant accès à leur maison souterraine n'avait pas été refermée depuis un moment, ce que remarqua le fils de Maria puis escalada l'échelle à la recherche de sa mère. Il la retrouva encore assise sur le même tronc d'arbre, contemplative du même soleil levant et décida donc de se poser au plus près d'elle. Maria sentit un long bras l'agripper par la gauche dont la chaleur rendrait jaloux le châle qu'elle portait à ce moment. « Bien dormi ? », suffit-il à son fils de lui demander pour que tout ait été devenu plus clair au fond d'elle. « Je pensais avoir perdu mes amies, ma famille, mon mari, mes ambitions et toute ma vie. Je pensais que vivre dans ce trou à rat n'était que le fruit de mes accomplissements, le châtiment qui m'était réservé après tant d'erreurs ; mais je m'étais trompée sur toute la ligne. Toute, sauf sur un point : ce qui m'arrive aujourd'hui m'a été destiné. Ça fait des années que je retourne le problème en long, en large et en travers et c'est qu'à présent que je me rends compte de la chance que j'ai ? C'est plus un secret que je sois si pathétique, mais quand même ! »

    Ses réflexions lui permirent d'esquisser son premier sourire et au soleil de saluer le monde. « Maintenant, je sais ce qu'il me reste ». Maria se retourna vers son fils d'un air si enjoué qu'il en fut lui-même surpris : « Oui, j'ai bien dormi ! »

Bien dormi ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant