Le Placard

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Septembre. Les cinquante de la promotion montaient en bloc les marches vers le dernier étage d'un bâtiment en plâtre blanc. Au sommet de celui-ci se tenait une bulle, faite de verre et d'acier. Pensée comme un cloître aérien duquel ces ambitieux pourraient se couper du monde, le centre de ce carré ne proposait pas une cour mais un gouffre bien profond où une paroi de verre attendait celui qui aurait eu le malheur de s'y jeter. Entassés dans un couloir trop étroit pour tous les accueillir, ils finirent par entrer au compte goutte dans leur salle de classe. Dès lors, par instinct, chacun choisit tour à tour la place qu'il occuperait pour le reste de l'année — le placard les observait prendre place — il y aurait beaucoup à dire sur les cinquante de la promotion, mais pour cette première histoire, nous ne nous concentrerons que sur trois d'entre eux, installés au fond de la classe : la Daine, elle fait partie de ceux qui font mentir les pronostics, après avoir survécu in extremis à la sélection de l'Hypokhâgne elle entame à présent sa troisième année et incarne les espoirs du corps enseignant ; derrière elle se tenait Caïman, un grand dadet dont la libido n'avait d'égal que le manque d'ambition, lui aussi a passé la sélection dans les mêmes déplorables conditions que son aînée ; à ses côtés se trouvait Koala, outsider absolue, même Caïman censé être son plus fidèle ami n'a pas compris par quel miracle elle avait réussi à le rejoindre en deuxième année, on ne sait d'ailleurs pas pourquoi elle a décidé d'entrer dans ce cirque qu'est la khâgne, la prépa ne proposant aucun concours lui permettant d'atteindre ses objectifs.

Chacun suffoque des dernières chaleurs de l'été alors que les directeurs passent leurs discours sur un vieux phonographe sorti uniquement pour l'occasion, passons pour votre bien leur contenu et revenons sur nos trois ratés.

«   -    Mais au fait, tu ne m'avais pas dit l'an dernier que khûber c'était un redoublement caché parce qu'ils avaient le seum de ne pas avoir eu ce qu'ils voulaient ?

- Oui.

- C'est ce qui t'es arrivé ?

- Oui.

- Ma pauvre... Moi qui appréhende déjà les souffrances à venir... »

L'échec au concours était un grand tabou de ces classes, source de traumas pour ceux qui ont échoué, personne n'est censé confronter aussi frontalement un khûbe à l'idée qu'il a sacrifié une année de sa vie pour rien. Cependant le Caïman peut se le permettre — le placard les observait discuter — déjà parce qu'il ignore encore tous les codes moraux de cette société, mais aussi parce qu'il connaît la Daine depuis l'adolescence et se sent donc suffisamment proche d'elle pour se montrer cruel et plaisanter sur ce décalage.

«   -    Au fait, ça va se passer comment pour les casiers ?

- Il faut d'abord que nous les khûbes choisissions les nôtres.

- Hein ? Au nom de quoi ?

- Au nom qu'on était là avant vous. Les tortures que tu n'as fait qu'effleurer en te préparant cet été, nous, on les a vécues entièrement et on se dirige vers une deuxième dose en pleine connaissance de cause. Alors oui, au nom de ça, nous méritons d'avoir des privilèges comme ceux de choisir avant vous les casiers, les filleuls et tout un tas de choses qui ne sont qu'une médiocre tentative d'alléger nos peines.

- Oui.

- Et puis de toute façon j'ai déjà réservé le miens : casier 69. Je n'ai même pas enlevé mes photos de l'année dernière. »

Caïman et Koala se retournent et reconnaissent en clin d'œil le casier 69. Jeanne d'Arc, Julie d'Aubigney et d'autres figurent de femmes illustrent coloraient la surface morose de ce casier qui sans ça aurait été bien morose. Koala n'avait jamais rien vu d'aussi lesbien depuis son coming-out, étonnant quand on sait que l'autrice de cette œuvre est en couple avec un homme. Caïman lui se dit qu'il n'y a plus que le casier 42 qui pourrait encore avoir de la valeur et qu'il avait tout intérêt à se ruer sur celui-ci lorsque viendra le moment du choix (ce qu'il ignore encore, c'est qu'il ne s'en servira jamais). En s'approchant du casier pour observer ces portraits de femmes, Koala remarqua la première ce qui semblait être la porte d'un placard sculpté dans un mur de la classe. Elle ne l'avait pas remarquée en arrivant, c'est comme si la porte était apparue durant la conversation. D'abord surprise, elle y voit l'opportunité d'y ranger son skateboard qu'elle avait laissé à ses pieds en arrivant et qui la gênait terriblement. Planche en main, elle s'approcha de la porte qu'elle ouvrit — le placard l'accueillit à pleine dents — « ARRIÈRE MALHEUREUSE ! » Daine referma la porte d'un coup de pied et se mit entre Koala et le placard pour qu'elle n'ait plus l'audace de l'ouvrir.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 06, 2023 ⏰

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