Papa / Pleurs

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Mes sœurs, mon frère, moi, six enfants, se donnant la main, tous réunis autour d'un lit,
mon père, 1m79, 83kg, allongé,
mort
pâle déjà, une serviette sous le menton pour soutenir sa mâchoire,
le silence,
on entend peut-être les pleurs, les cris, les prières, la douleur
(son cœur s'est arrêté il y a peu)
je lance une phrase comme ça, pour consoler : il n'aurait pas voulu que ce soit l'un de nous à sa place...
et on s'échappe, on s'assoie, on se console, on pleure
je pleure : je crois que c'est la première fois que je pleure : je ne veux pas qu'on mette mon père dans un tiroir...

Papa devait sortir de l'hôpital, bientôt, mardi. Il marche, il mange, il rit. Mon père était rétablit.
Puis il est décédé le 16 mars 2023, à soixante ans. A soixante ans.
Personne n'avait pensé qu'on serait là, nous tous, ce jour-là (on ne savait plus quel jour on était), ses six enfants, dont
une enfant adoptée,
deux enfants métisses,
trois enfants d'un remariage,
unis et réunis par l'amour, par un même nom de famille,
ses six enfants,
(sept, si l'on compte l'enfant de sa compagne)
à se tenir là, autour de lui, à pleurer....

Je revois :
G**, criant « papa » à l'annonce de la « mauvaise nouvelle ».
Maryse faisant deux grosses crises d'angoisse à l'hôpital, s'effondrant, les infirmières et la famille accourant.
W**, silencieux, courant à l'hôpital pour rejoindre mon père qui est en train de s'éteindre.
F**, fuyant, s'occupant des papiers, perdant sa voix.
Ma mère, parlant seule, s'agitant tristement, s'isolant dans d'autres pièces.
Lauren, pleurant, parlant à mon père, s'oubliant sur son téléphone.
Moi, immobile, regardant dans le vide, refusant de quitter son corps.

Et je me suis entendu dire « je suis heureuse » dans mon nouveau logement étudiant à Paris. (J'ai signé le 14 février).
Le bonheur pour moi, c'était un beurrier — mon beurrier, rouge, en céramique, fabriqué en France,
c'est mon espace, ma sœur comme colocataire,
les visites de toute ma famille
...

Moi, immobile, regardant dans le vide...
J'entends (la compagne de mon père) : il voulait vivre avec vous, ses enfants... avoir un appartement, parce que vous lui manquez trop...
J'entends (l'une de mes sœurs) : il était content que tu aies couru le semi-marathon de Paris, il disait qu'il n'aurait jamais pensé... à cause de ton asthme...

J'entends (un ami d'enfance de mon père) : votre père, il était très fier de vous...
J'entends (diverses voix) : personne ne veut mourir, mais on va tous mourir... c'est la volonté de Dieu... il ne faut pas pleurer...

Moi, immobile, regardant dans le vide...
J'entends :
Les sorties ne sont autorisées que deux heures trente après le début de l'épreuve. Si le candidat rend copie blanche, il doit signer l'en-tête au regard de son identité et reporter la mention « copie blanche » en première page.
...
Aucune sortie n'est autorisée dans le dernier quart d'heure...
La communication avec les autres candidats comme avec l'extérieur est interdite...
L'usage du téléphone, tablette, montre connectée, est interdite... doit être éteint... qu'il en est fait usage ou non, le candidat est passible de...
...le candidat doit compléter les en-têtes, et paginer les pages y compris les pages vierges. Une copie se pagine sur quatre, deux copies sur huit, trois sur douze, ect.
...à la fin..., le candidat doit immédiatement cesser d'écrire et se lever... sous peine d'entraîner l'annulation de sa copie...
...
Madame et Monsieur les surveillants, veuillez procéder à l'ouverture des sujets.

...
Mais personne ne m'entend.
[A la fac] Personne n'entend mes pleurs, mon corps hurler, mon coeur s'étouffer,
personne ne me touche, personne ne me voit, personne n'entend
que j'ai peur sans toi.

Papa - je sais qu'il ne m'entend pas -, te souviens-tu quand nous éclations de rire, enfants, à t'entendre répéter « Strasbourg » ?
Papa, te souviens-tu quand nous t'avions fait croire que ta nouvelle télévision hors de prix était cassée et que, avant que tu ne t'énerves, nous avions crié POISSON D'AVRIL ?
Papa, te souviens-tu quand tu nous as invité au restaurant à Paris avec Maryse et que nos conversations passionnées contaminaient celle des voisins ?
Papa, te souviens-tu que tu aimais danser, manger, conduire, dormir, rire, que tu aimais vivre ?
...
Papa, j'ai peur sans toi.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 11, 2023 ⏰

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