Lettre a ma femme.

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Je souris encore aux étoiles, mes yeux scrutent le ciel pour y chercher les formes qu'ils ont oubliés. Je suis devenu le solitaire du monde, l'oublié, mi-humain, mi-immonde. J'ai sacrifié ma vie, mon innocence et ma sérénité pour un État qui ne me connaît pas.

Je suis douloureusement enchaîné à ma tourmente. Il me suffit de fermer les yeux pour entendre les sifflements des balles qui fendent l'air et les échos des cris terrifiés de tout ces gens blessés qui agonisent inéluctablement.

J'ai vécu des milliers de fois le moment où je t'ai quitté pour défier le front. Je te revois, le visage baigné de larmes injustes. Je ressens encore le noeud amer qui s'est formé en moi, ce besoin désespéré de te rassurer, de te promettre que je reviendrai. 
J'ai crié sur tes chagrins parce qu'ils me transperçaient, j'ai sacrifié ma vie, donné toute mon énergie, ma force, ma foi, a des frères qui m'ont trahi, a des causes perdues dans l'horreur des combats.

Ici, on parle fort, pour se prouver qu'on vit, qu'on existe encore. On se donne du courage malgré nos corps qui hurlent et nos cœurs qui saignent. On se donne du courage pour revenir chez nous, on se donne du courage parce qu'on en a besoin.

Moi je ne sais plus parler, je ne sais plus réfléchir. Je ne vois que toi sous mes paupières.
Je n'ai que ton nom en tête, ton visage qui défile des milliers de fois dans autant d'expressions.
J'ai l'impression d'être terré dans un cycle infernal de silence, d'être devenu un éternel taciturne.
Je ne sais plus parler, je ne trouve plus les mots.

J'ai abandonné toutes mes consciences, toutes mes questions et mes doutes, je me suis aveuglé pour continuer à avancer.

J'ai marché sur les ruines de la vie, dans les sentiers tristes où l'on croit encore entendre la mélodie de la foule et du bonheur mais où la mort n'a laissé que le sang et le néant.

Déterminé dans le froid et sous le soleil brûlant. J'ai avancé, tant bien que mal, comme j'ai pu, sans jamais me retourner.

Ce soir je t'écris. Enfin.
Je regarde le ciel étouffant et j'essaye d'y dessiner ton visage avec les rares étoiles qui ont survécu à l'horreur de la guerre.
J'essaye de reconstituer ton sourire, le creux de tes yeux, toutes ces petites choses qui me manquent cruellement et qui font que tu es toi, et que je t'aime comme un fou.
Je te dessine avec mes yeux, avec mon coeur. Je te dessine avec mon amour et mon désir. Je te dessine comme la flamme du monde, celle qui me retient de me consumer, celle qui m'alimente jour après jour, qui me tient debout malgré la fatigue, la peine et la peur.

J'aimerai que tu sois là, j'aimerai partager avec toi ces moments de doute et d'émotions, ces victoires qui nous rendent heureux, ces deuils qui nous anéantissent.
J'aimerai que tu sois là simplement parce que tu me manques.

Quelques jours seulement me séparent de toi, il est temps que je mette un terme à cette mission.
L'oppressante obscurité qui me terrasse depuis si longtemps est enfin percée de petits rayons lumineux qui portent ton sourire et ton nom.

Attends moi, je serai bientôt là.

Ton soldat.

Lettre à ma femme. Where stories live. Discover now