Prologue

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HAKAN

Je suis épuisée, tellement épuisée. J'ai mal au cœur. Non, je ne sous-entends pas que j'ai la nausée, quoique... Ce que je veux dire, c'est que j'ai vraiment littéralement mal au cœur : me rappeler mes derniers instants dans cette pièce que j'ai inventée me fait beaucoup de mal.

Ma mère me fait toujours face, impassible, attendant éventuellement une fin à mon histoire pourtant déjà achevée.

— Et après ? confirme-t-elle mes pensées.

— Après ? Après j'ai atterri ici.

— Cet homme, que comptais-tu lui répondre ? insiste-t-elle.

— En quoi cela te regarde ? décrété-je avec amertume.

— Tu te méfies toujours autant de moi, constate ma mère avec peine.

Je tourne le dos à Victoria, mais celle-ci me rejoint, blasée par mon rejet incessant.

— Je suis contente d'avoir écouté ton histoire, ma chérie. Ce n'est pas tout à fait la manière dont j'avais imaginé ton évolution, mais... Tu es devenue une femme forte.

— Tu sais qui aurait dû l'écouter, cette histoire ? Père... Ça m'aurait bien fait rire de lui démonter tous ses espoirs les uns après les autres en le regardant dans les yeux. Au moins, j'aurais pu lui interdire de me frapper, cette fois. D'ailleurs, pourquoi il n'est pas venu m'accueillir ? Il n'y avait pas de ligne directe en enfer ou ce lâche ne daigne pas m'accorder une once de regret pour tout ce qu'il a fait ?

Quand je fais demi-tour pour aller m'assoir sur un divan, je constate que la salle sombre à laquelle je venais de conter mes derniers mois s'était effacée, remplacée à nouveau par la belle tapisserie art nouveau.

— Il aurait pu être là, daigne m'expliquer ma mère. Je suppose que, inconsciemment, tu ne l'as pas laissé entrer.

— Je viens de dire que c'est lui le lâche, dis-je excédée.

— Tu te mens à toi-même, Hakan. Je ne cautionne pas ce qu'il t'a fait, mais ce n'est pas une raison pour l'exclure de ta vie.

— Justement, si j'en crois l'endroit où je me trouve, c'est que je n'en ai plus, de vie.

— Écoute-moi, me rappelle à l'ordre ma mère sans même véritablement s'énerver, tu veux voir quelqu'un, c'est le moment, mais il faut que tu l'autorises à franchir le seuil de cette pièce, d'accord ?

— Et je fais ça comment ?

— Ouvre la porte, répond-t-elle en haussant les épaules.

Elle prend place dans un fauteuil en fixant ladite seule porte de la pièce. Au début, je la dévisage avec beaucoup d'hésitation : c'est une plaisanterie, n'est-ce pas ?

Elle n'a pas l'air de plaisanter, malgré tout. Alors, avec d'énormes réticences, j'accepte tout de même d'approcher de cette porte. J'ai tout de même tenté de la défoncer quelques temps plus tôt, je me suis acharnée dessus pour sortir, sans succès.

Étrange, je n'avais pas remarqué qu'elle avait un gros verrou à glissière tout à l'heure. Non, maintenant que je me rappelle, je suis même certaine qu'elle n'en avait pas. Il est apparu depuis. Je tire sur le loquet pour laisser libre accès une éventuelle personne d'entrer. Toutefois, j'hésite encore fortement à l'ouvrir.

J'enclenche la poignée, mais j'arrête mon geste à mi-parcours. J'ai peur, je sais qui j'ai envie de voir, à qui j'ai envie de parler. Néanmoins, a-t-on encore besoin de parler, lui et moi ? Est-ce que j'en ressens vraiment le besoin ?

« Oui » crie une petite voix dans ma tête. Et sur cet ordre de mon esprit, j'ouvre la porte en grand.

Elle ne résiste même pas à ma poigne. Seulement, voilà que je fais face à un drame : du noir, rien que du noir. Un noir d'encre, si profond que je ne peux rien distinguer, si ce n'est ce noir épais comme un brouillard.

— Tu vois, dit ma mère dans mon dos, tu ne voulais pas tant voir ton père que cela, finalement.

— Ce n'est pas Lawrence que j'invitais à entrer, soupiré-je de résignation en refermant tout (verrou compris.)

Je retourne auprès du sofa et m'y recroqueville. Combien de temps vais-je encore patienter ici, à ressasser des mauvaises passes de ma triste existence ? Ça prend temps de temps que ça, de me juger et m'envoyer aux enfers ?

J'y crois, plus les minutes s'égrainent et plus j'ai raison.

— Qui espérais-tu rencontrer ? se demande alors Victoria.

— Klaus, je voulais voir Klaus.

— Ah, souffle-t-elle comme si elle savait quelque chose.

— Quoi ? persiflé-je. Ça t'étonne ? C'est mon cousin, mon meilleur ami, j'ai même été mariée avec lui ! Il est mort, il me manque et j'aurais voulu...

Ma voix se brise malgré moi, j'ai honte.

— J'aurais aimé m'excuser pour notre dispute qu'on n'a pas pu régler avant qu'il ne soit mort, terminé-je avec difficultés.

— Hakan chérie, m'interpelle doucement ma mère, Klaus est déjà très occupé pour le moment. Je suis sûre qu'il aimerait beaucoup parler avec toi, si seulement tu lui donnais un peu de temps. 

Une colocataire inflexibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant