1. Dès le départ, dès le début - Le Bateleur

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Échevelée et en nage après sa course dans les ruelles vides du village, le masque de guingois, Clarisse pousse la porte vitrée du cabinet provoquant un courant d'air suivi d'un silence surpris parmi la patientèle. Elle salue timidement l'assemblée de chevelures grises et suspend sa pesante parka sur le porte-manteau avec un soupir interminable. Avisant la seule chaise libre de la salle, coincée entre la porte des toilettes et une plante verte anémique, elle s'y assoit lourdement, ou plutôt, elle s'y écroule. Pas pour très longtemps, tant les sièges au design scandinave et impersonnel sont d'un inconfort extrême. Sa lombalgie apprécie, d'ailleurs. Elle se redresse tant bien que mal. A se demander si cela n'a pas été étudié pour...

Terrorisée par l'éventualité d'être en retard, l'horloge murale lui indique qu'elle est en avance de dix bonnes minutes. Vingt ou plus, si l'on prend en compte la ponctualité très particulière des professionnels de santé. Bref, elle s'est pressée pour rien, comme à son habitude. C'est son premier rendez-vous dans ce cabinet, et les premières fois la stressent toujours. Vu son avance, elle peut au moins espérer reprendre son souffle et coiffer trois mèches rebelles avec ses doigts engourdis de froid.

La fatigue aidant, son esprit divague sur les murs crème de la salle d'attente, bercé par les conversations des autres patients. Tous autour d'elle peuvent prétendre à la carte vermeil, et elle se demande un instant si elle n'est pas rentrée par mégarde dans l'antichambre de l'EHPAD.

- Madame Dupuis ?

Entendre son nom la sort de sa torpeur. Elle tourne la tête vers la porte qui vient de s'entrouvrir et... ses facultés cognitives disparaissent.

Un black out.

Un AVC.

Devant elle se tient un grand brun, élancé. De son pyjama blanc, sort deux longs bras secs et musclés, légèrement hâlés. Son visage, masqué comme il se doit en cette période post-confinement, ne laisse entrevoir que ses yeux, d'un brun si foncé qu'ils paraissent noirs.

Elle le trouve, disons, charmant, mais ce qui la perturbe le plus à ce moment précis c'est cette impression de déjà-vu qui ne la lâchera pas, mais ça elle ne le sait pas encore, pendant des mois.

C'est avec une voix mal assurée qu'elle se manifeste et croit défaillir quand son regard croise le sien. Il fait soudain anormalement chaud pour un mois de janvier.

Il l'invite à pénétrer dans le cabinet, et à s'asseoir devant son bureau pour les formalités diverses. Le cabinet était moderne, bien mieux équipé en différents engins de torture modernes que tous ceux qu'elle a fréquentés jusque-là. Devant elle une immense baie vitrée ouvre la perspective sur les champs de houblon alentour. Le ciel gris et lourd laisse présager une neige prochaine et la terre des champs est gelée, pourtant devant ce paysage de désolation, son corps irradie de chaleur.

Elle est en feu.

Elle sent le regard de l'homme sur elle. Il semblait attendre une réponse à une question qu'elle n'a manifestement pas entendue.

- Pardon, bredouille-t-elle, vous pourriez répéter ?

- Je vous proposais des dates pour les prochains rendez-vous. Vendredi, 18h ça vous irait ?

- Hum, 18h30, le temps de rentrer du boulot.

- Ok

Il fixe à présent l'écran de son ordinateur et égrène des dates qu'elle accepte sans réfléchir, absorbée par ses doigts noueux qui courent sur le clavier. Elle n'ose pas lever la tête vers son visage, de peur d'être à nouveau frappée par ses yeux.

Pour quoi je brûle?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant