Julia marchait d'un pas rythmé et déterminé dans le grand couloir du cinquième étage, baignant de soleil matinal. Elle était tellement fière de travailler ici, en tant que journaliste. Aussi loin qu'elle pouvait s'en souvenir, cela avait toujours été son reve, depuis son plus jeune âge. Elle y passait le plus clair de son temps, au travail. Elle aimait la vie et apparemment la vie l'aimait aussi. Malgré son fort caractère et sa détermination sans faille, elle appréhendait toujours la fameuse distribution des sujets par son supérieur hierarchique. Jusqu'à présent, elle avait toujours eu des petits sujets. Elle croisa quelques collègues et les salua brièvement de la main. En passant près d'une salle de détente, elle vit un des nouveaux stagiaires en train de lire le dernier numéro d'un magazine people très connu, produit ici. Elle lui lança ironiquement :
- « Je m'étonne de voir comme les jeunes gens perdent leur temps à lire tant de choses inutiles ! »
Il leva la tête, surpris, et se mit à rire d'un rire dont seul les fumeurs invétérés ont le secret.
Elle continua sa marche, arriva devant le bureau et frappa avant d'entrer. Simplement par politesse, car son supérieur était en quelque sorte un ami.
- « Ah, Julia, te voilà ! »
Ils discutèrent un instant de leurs vies respectives. Julia voulait faire décoller sa carrière. Elle savait, comme son supérieur d'ailleurs, qu'elle en avait les capacités. Elle avait toujours eu des petits sujets régionaux, voire nationaux, de quoi être satisfaite mais pas fière. Son supérieur lui donna, cette fois, un sujet à portée mondiale.
- « C'est sur la guerre qui se passe je ne sais plus où, tu sais ? »
Le comble pour le patron d'un grand magazine d'information, c'est de ne pas être informé. Le genre de paradoxe que représentait à la perfection son superieur. Un drôle de personnage.
- « Un ancien combattant ennemi de notre pays a accepté de nous accorder une interview, n'est-ce pas génial ? Tu m'as toujours demandé des sujets comme celui-ci, alors je te le donne, mais ne me déçois pas, surtout. »
Julia aurait du être heureuse, mais elle ne l'était pas. Elle détestait la guerre, julia. Elle voulait croire en la bonté, la gentillesse, le bonheur de l'humanité. La guerre illustrait parfaitement le mauvais côté de l'être humain, s'entretuer pour des idées contraires, pour le pouvoir, la richesse et autres choses futiles. Tout ce dont elle ne voulait pas entendre parler. Mais finalement, se surprenant presque elle-même, elle accepta.
Avait-elle vraiment le choix ?
Elle prit le maigre dossier que lui tendait son supérieur et repartit à son bureau. Elle le posa et se risqua à l'ouvrir. Dedans figurait seulement le titre du sujet, le nom et le prénom de l'interviewé et quelques informations diverses concernant le travail que l'on attendait d'elle. Elle se mit a chercher sur internet des informations sur cet homme qu'elle rencontrerait le lendemain matin. Il viendrait dans les locaux du magazine à neuf heures et elle prendrait des notes sur un carnet pour ensuite rédiger son article. Ils passeraient également aux informations, en direct, à la télévision. Elle trouva peu de choses sur internet, même pas une photo. Elle trouva seulement, sur un blog, qu'il lui était attribué plus d'une centaine de meurtres au cours de cette guerre et qu'il s'était rendu avant qu'elle ne soit terminée. Elle ne l'était toujours pas, d'ailleurs. Il avait été emmené dans le pays depuis maintenant trois mois. Ses victimes étaient mortes de balles dans la tête, dans les poumons et même dans le dos. Il devait être bon tireur.
Elle se demandait s'il s'était réellement rangé de leur côté. Le gouvernement, en tout cas, était très content car il leur avait permis de récupérer pas mal d'informations à propos de l'ennemi. Julia se demandait pourquoi il s'était rendu et pourquoi il avait accepté de venir se faire interviewer. Mais elle se demandait également comment elle allait faire pour regarder un meurtrier dans les yeux, pour ne pas ressentir de dégoût à son égard. Faire abstraction de ses sentiments, ses opinions, c'était ça, la clef du métier. Mais en était-elle capable. Elle doutait d'elle pour la première fois, se disant qu'elle pouvait toujours passer le sujet a quelqu'un d'autre. Elle avait peur de craquer et de lui crier dessus. Mais c'était sa chance, elle ne se représenterait sûrement pas une autre fois. Il fallait qu'elle la saisisse. Elle regarda la longue liste des meurtres commis par l'homme. Des soldats, avec des familles qui les attendaient, qui n'étaient jamais rentrés à cause de lui. Souvent, on ne savait pas qui avait tué qui, au cours d'une guerre. Mais lui, il les avait identifiés, il avait admis avoir tué telle ou telle personne. Elle se dit que ça ne serait pas étonnant qu'une des familles des victimes souhaite se venger avec un procès ou en envoyant un tueur à gage. A gauche, une photo des soldats, des victimes, souriantes, pleins de vie, entourés de leurs familles. A droite, une photo de leurs corps gisant dans la boue, inertes, rougis par le sang et grossièrement floutés. Elle éteignit son ordinateur, jugeant qu'elle en avait assez vu. Mais même l'écran fermé, les photos restaient dans sa tête, elles la hantaient.
Elle s'éloigna de son bureau, soupira, prit son manteau et quitta les locaux.Elle avait vraiment besoin de dormir. Arrivée chez elle, elle se laissa tomber sur son lit, exténuée.
Julia s'était réveillée en retard et avait engloutit, très vite, une tartine de pain garni de confiture de fraises, s'était habillée en quatrième vitesse et avait manqué son bus malgré tout. Elle avait donc dû courir jusqu'à son travail pour ne pas arriver en retard. Et, par chance ou volonté, elle ne fut pas en retard. On lui indiqua que l'homme était déjà installé dans une pièce du septième étage. Elle prit donc son carnet ainsi qu'un stylo pour pouvoir prendre des notes, malgré son excellente mémoire. Elle se dirigea vers l'ascenseur, y entra, accompagnée par une femme qui appuya sur le numéro sept, étage sept. Elle était stressée. Terriblement stressée. Elle marmonnait les questions qu'elle aurait à lui poser tout en faisant défiler dans sa tête les images de ces pauvres soldats.- « C'est ici, il est dans ce couloir, la pièce du fond. »
Elle la remercia et entra dans la pièce en question, tapotant son carnet du bout de ses ongles rongés. Quelqu'un vint la remaquiller pendant quelques secondes. Il faisait sombre et chaud, une atmosphère oppressante était omniprésente dans la pièce. Elle se sentait étouffée. Elle manquait d'air. Puis elle le vit, assis sur une chaise, la mine triste. Elle se mit à rire, un rire nerveux, incontrôlable et discret, lui sembla-t-il. Il la regarda l'air de dire «Qu'y a-t-il de si drôle ?». Il n'y a rien de drôle, justement. Rien de drôle. Ce monde est si injuste, si cruel. Elle ne peut pas, non elle ne peut pas, le voir comme un meurtrier. Personne au monde, d'ailleurs, ne le pourrait. Elle prit place sur le fauteuil et l'observa un instant, pleine de compassion.
- « On est à l'antenne dans trente secondes, prenez place, soyez prêts ! »
- « Avant de commencer, je voudrais savoir, quel âge as-tu ? »
- « J'ai onze ans, madame... »